Il m'expliqua que ce que rejettent les sorciers
n'est pas la capacité à raisonner pour parvenir à des conclusions, mais la
façon dont la raison est imposée dans notre vie, comme si elle était l'unique
alternative.
« La rationalité nous fait nous sentir comme
un bloc solide, et nous commençons à accorder la plus grande importance à des
concepts comme « la réalité ». Lorsque nous affrontons des situations
inhabituelles, comme celles qui assaillent les sorciers, nous nous
disons : « Ce n'est pas raisonnable ! » Et il semble que
nous avons dit là tout ce qu'il y avait à dire.
« Le monde de notre mental est dictatorial,
mais fragile. Après quelques années d'un usage continu, le soi devient
tellement pesant que cela devient un lieu commun de se reposer pour pouvoir
continuer.
« Un guerrier lutte pour rompre la description
du monde qui a été injectée en lui, afin d'ouvrir un espace pour de nouvelles
choses. Sa guerre est livrée contre le moi. Dans ce but, il essaye d'être en
permanence conscient de son potentiel. Puisque le contenu de la perception
dépend de la position du point d'assemblage, un guerrier cherche de toutes ses
forces à ébranler la fixation de ce point. Au lieu de livrer un culte à ses
spéculations, il prête attention à certaines prémisses du chemin des sorciers.
« Ces prémisses déclarent que premièrement,
seul un haut niveau d'énergie peut nous permette de traiter adéquatement avec
le monde. Deuxièmement, que la rationalité est une conséquence de la fixation
du point d'assemblage sur la position de la raison, et que ce point se déplace
lorsque nous parvenons au silence intérieur. Troisièmement, qu'il y a dans
notre champ lumineux d'autres points aussi pragmatiques que la rationalité.
Quatrièmement, lorsque nous réussissons à parvenir à une vision qui inclut la
raison avec son centre jumeau - la connaissance silencieuse - les concepts de
vérité et de mensonge cesse d'être opérationnels et il devient clair que le
vrai dilemme de l'homme est d'avoir de l'énergie ou de ne pas en avoir.
« Les sorciers raisonnent d'une façon
différente des gens ordinaires. Pour eux, ancrer l'attention est folie et la
laisser fluer fait partie du sens commun. Ils appellent « voir » la
fixation du point d'assemblage en des zones inhabituelles. Être sage est un
impératif, mais ils ont découvert que la rationalité n'est pas toujours sage.
Demeurer sage est un acte volontaire, alors qu'être raisonnable c'est juste
fixer notre attention sur un consensus collectif. »
« Les sorciers sont-ils opposés à la raison,
alors ? »
« Je te l'ai déjà dit : ils sont opposé à
sa dictature. Ils savent que le centre de la raison peut nous conduire très
loin. La raison absolue est impitoyable, elle ne s'arrête pas à
mi-chemin ; c'est pour cela que les gens la craignent. Lorsque nous sommes
capables de nous focaliser dessus avec inflexibilité, cela génère l'obligation
d'être impeccable, parce que ne pas l'être n'est pas raisonnable. Faire les
choses avec impeccabilité c'est faire tout ce qui est humainement possible, et
un peu plus. Ainsi, la raison, elle aussi, entraîne un mouvement du point
d'assemblage.
« Pour agir avec les préceptes du chemin du
guerrier, tu as besoin d'avoir un but clair, d'accepter ta tâche, et d'une
intention inflexible. Si tu regardes autour de toi, tu verras que la plupart
des gens « de raison » ne sont pas situés sur ce point, mais à sa
périphérie. »
« Pourquoi ? »
« A cause du manque d'énergie. Leurs trous les
empêchent d'être réellement objectifs. Leur attention fluctue, et leur
perception est hybride, ambiguë. Ils flottent comme une barque sans gouvernail
au milieu du courant, à la merci de leurs émotions et sans apercevoir ni la
lisière de la raison pure, ni celle de l'abstrait.
« Ce dont a besoin un guerrier moderne est une
condition d'accroissement énergétique soutenue, afin que son attention puisse
fluctuer entre la raison et la connaissance silencieuse. Pouvoir se mouvoir
ainsi le rend plus sage que jamais, sans toutefois en faire un être rationnel.
Quelle que soit la position où il se fixe, il ne perd pas de vue l'autre
côté ; ainsi sa vision acquiert perspective et profondeur. Les sorciers
décrivent cette condition comme « être double » ou « perdre le
mental ».
« Nous pouvons parvenir à la connaissance
silencieuse de la même façon que nos maîtres nous apprirent à parvenir à la
raison : par induction. C'est comme dominer les deux côtés d'un pont. D'un
côté, tu peux voir la raison comme un filet d'accords, lequel transforme
l'interprétation collective en un sens commun à travers les coutumes de la
préoccupation. Depuis l'autre côté, tu peux ressentir la connaissance
silencieuse comme une noirceur insondable et créatrice qui s'étend bien au-delà
du seuil de la non-pitié. Passé ce seuil, les anciens sorciers arrivèrent à la
source de la compréhension pure.
« Être double c'est réaliser une connexion
avec soi-même, fluer entre deux points. C'est quelque chose de pratiquement
indescriptible, mais un apprenti l'expérimente assez tôt s’il a une réserve
suffisante d'énergie. A partir de là, il apprend à traiter avec la raison comme
un être libre, sans révérence ni soumission. Il acquiert alors ce que Don Juan
appelait : l'intensité, c'est-à-dire, la capacité d'emmagasiner de
l'information en un bloc perceptuel. »
Le concept d' « intensité » me semblait
complètement obscur et je lui demandai plus d'explications. Il me répondit que
la perception se compose de contenu et d'intensité. Les situations extrêmes,
comme par exemple la conscience aigue d'un danger, la proximité de la mort ou
l'effet des plantes de pouvoir génère une grande intensité.
Un sorcier apprend à accumuler ces expériences dans
le mouvement du point d'assemblage.
Il ajouta que le chemin de la connaissance propose
un changement de valeurs dans la manière dont nous comprenons notre interaction
sociale en tant qu'espèce, en soustrayant notre énergie de la vie quotidienne
et en la concentrant sur des situations qui impliquent une intense expérience
vécue.
« Il s'agit de revenir à l'homme merveilleux,
au pouvoir, à ce à quoi il a rêvé ; de le reconnecter avec l'étonnement et
la capacité de créer. Cette rupture est la seule qui peut libérer notre
luminosité de notre uniformité perceptuelle. »
Rencontres avec le Nagual
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