samedi 1 février 2014

Antonin Artaud - le Mexique et le Peyotl (1/2)



Placé à l'intersection de deux diamètres rectangulaires tracés dans un cercle - et donc censé se trouver ainsi au centre du globe du Monde, obtenu comme le Feu, par la râpe des deux bois de la racine, Ciguri-le Peyotl contient les symboles universels du chiffre 1 - les Mexicains appellent "Soleil en mouvement" ce point où tous les nombres se résorbent dans le Un - du chiffre 4, image de l'univers, et du chiffre 2, Principe de la Vie.
Les racines du peyotl sont hermaphrodites, et râper le peyotl en poudre, c'est séparer l'homme et la femme, mais pour les fondre à nouveau dans l'homme-père ni homme ni femme ; manger cette poudre c'est devenir l'Homme-Père, comme boire le sang d'un homme sacrifié à Quetzacoatl (…)
Mais l'expérience proprement cultuelle fut secondaire pour Artaud ; car plus que les antiques rites solaires, c'est le peyotl qu'il recherchait, et dans le peyotl "le secret d'un immortel levain", un moyen d'explorer l'absolue, l'illimitée Réalité ; car "Ciguri rouvre à l'âme les portes de l'éternité". Prendre le peyotl c'est être au-delà de toutes les limites humaines et connaître, "atteindre tout ce qui échappe et dont le temps et les choses nous éloignent de plus en plus". L'expérience du peyotl est une expérience intérieure. Ce voyage au Pays du Peyotl prend aujourd'hui une figure prophétique : les études toxicologiques sur le peyotl poursuivies ces derniers temps nous donnent le droit d'en faire la drogue même de l'espace surréel et de la quatrième dimension d'Einstein (…) Infini Turbulent de vides, de lézardes, de ruptures, telles sont les visions mescaliniennes.
(…)
"Et c'est au Mexique, dans la haute montagne, vers août-septembre 1936, que j'ai commencé à m'y retrouver tout à fait … Je n'allais pas au peyotl en curieux mais au contraire en désespéré … contrairement à ce qu'on pouvait croire, je n'ai jamais cherché le supra-normal. Or, je n'allais pas au peyotl pour entrer, mais pour sortir… sortir d'un monde faux. Nous vivons sur un odieux atavisme physiologique qui fait que même dans notre corps, et seuls, nous ne sommes plus libres, car cent père-mère ont pensé et vécu pour nous, avant nous, et ce que nous pourrions à un moment donné, à l'âge dit de raison, trouver de nous-même, la religion, le baptême, les sacrements, les rites, l'éducation, l'enseignement, la médecine, la science s'empressent de nous l'enlever. J'allais donc vers le peyotl pour me laver".
L'homme qui part pour le Mexique au mois de janvier 1936 est un homme qui "est né avec la tentation illimitable de l'être" , un homme qui a dit à tous : "avec moi c'est l'Absolu ou Rien". C'est un pèlerin qui, n'ayant rencontré sur les routes d'Occident que des agresseurs de l'être, des gardes du corps, des ordonnateurs de pompes funèbres, des conservateurs de culture morte, s'en va poursuivre sa quête hors de "ce monde qui n'a ni âme ni agar-agar", certain de retrouver au Mexique cette Vérité qui échappe au monde de l'Europe et que les Tarahumaras ont conservée - sa Vérité. C'est un homme, qui depuis 17 ans porte en lui l'idée de la réconciliation de l'homme, de la nature et de la vie, et qui, comme un somnambule, un voyant, un illuminé, part au début du mois d'avril vers des montagnes mal connues, dans un pays inabordable, certain d'avoir auprès des Tarahumaras la révélation de cette idée.

Danièle André-Carraz, L'expérience intérieure d'Antonin Artaud, Librairie Saint-Germain des Prés, 1973, pp. 46-50


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