Pour Zhuangzi, « la vie humaine est un rassemblement de souffles dont la condensation produit la vie et la dispersion la mort ». Dans une telle perspective, le corps est une forme passagère dans laquelle l’homme doit s’efforcer de faire régner l’harmonie entre les différents souffles constitutifs de son être. Il n’entretient pas avec son corps un rapport de propriété. Il ne possède pas son corps car celui-ci « est une forme qui lui est remise par le ciel et la terre ». Le corps n’est pas une entité distincte de l’univers car « tous les êtres du monde ne font qu’un » et « il n’y a dans l’univers qu’un seul et unique souffle ». Ce souffle unique qui constitue toute réalité, visible ou invisible, provient d’un même origine mystérieux : le Dao.
« La Dao, explique Zhuangzi, est ce dont les êtres émanent. Qui le perd mourra, qui le possède vivra; qui agit contre lui échouera, qui agit selon lui réussira. » (…)
Ce Dao, origine du souffle dont tout est tissé, est une entité vivante qui possède une âme propre. (…)
Le travail de base que chacun devra effectuer sur son corps sera donc, d’après Zhuangzi, d’y concentrer les souffles. Pour ce faire, il faudra surtout les laisser venir en entretenant en soi une quiétude exemplaire. C’est le conseil que le maître Guang Chengzi donnait à l’empereur Jaune dans les termes suivants : « L’essence du dao suprême, est profonde et obscure; son sommet est confus et secret. Ne regardez rien, n’écoutez rien; tenez votre esprit en poursuivant la quiétude et votre corps se rectifiera de lui-même. Il faut calme et pureté. Ne fatiguez pas votre corps. N’ébranlez pas votre essentiel. Alors vous vivrez longtemps.
Tchouang tseu (ou Zhuangzi) |
Cette tranquillité intérieure, véritable retour vers l’origine dont tout jaillit, implique de plonger avec tout son être dans une recherche de l’harmonie initiale entre le côté sombre (yin) et le côté lumineux (yang) du réel. « En ce temps-là, note Zhuangzi, l’Obscurité et la Lumière s’équilibraient tranquillement, les démons et les esprits ne troublaient personne, les quatre saisons avaient trouvé leur régularité… ». Zhuangzi est convaincu qu’il existe, pour chacun, partout, à tout moment, la possibilité de se réfugier, par l’intérieur, dans cet état d’équilibre entre le yin et le yang où les changements qui affectent l’univers ne touchent plus son intégrité extérieure. En effet ce sont les déséquilibres de ces deux principes entraînant que « les quatre saisons ne succèdent pas avec la régularité voulue et que la distribution harmonieuse du froid et du chaud ne se réalise pas, qui en viennent, en contre-partie, à blesser la structure physique de l’homme ». Pour sauver son corps et atteindre ce point d’équilibre, il est indispensable à chacun, d’apprendre à renoncer à ses désirs et à prendre distance par rapport aux différentes émotions susceptibles de troubler à tout moment son état intérieur car « le chagrin et le plaisir sont des perversions de la vertu, la joie et la colère, des débordements excessifs du dao, l’amour et la haine, des échecs de la vertu »
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Pour dégager le corps du bourbier des perceptions et des émotions perturbatrices, Zhuangzi recommande la pratique de la méditation et le jeûne du coeur.
Zhuangzi définit la méditation comme étant l’art de « s’asseoir et d’oublier ». Son livre raconte que Yan Hui, le célèbre disciple préféré de Confucius, aurait annoncé à son maître les progrès qu’il avait l’impression de faire en disant successivement avoir oublié d’abord la bonté et la justice, puis ensuite, un peu plus tard, le rite et la musique; Peu après, il lui confia, tout joyeux, que finalement il était parvenu à « s’asseoir et oublier ». Confucius aurait alors demandé à son disciple : « Qu’entends-tu par t’asseoir et oublier ? » Et Yan Hui lui expliqua alors l’expression en disant « Laisser tomber membres et corps, rejeter la lumière de l’intelligence, se séparer du physique et quitter le savoir, se fonde dans la grande communication des êtres, voilà ce que j’entends par m’asseoir et oublier ».
C’est aussi dans le cadre d’une conversation entre Confucius et Yan Hui que Zhuangzi donne dans son livre une définition du « jeûne du coeur ». Cette fois-ci, c’est Yan Lui qui demande à son maître le sens de ce terme ; ce à quoi, Confucius répondit : « Parvenir à être concentré sur un seul vouloir, n’écoute plus avec les oreilles, mais écoute avec le coeur ; n’écoute plus avec le coeur, mais écoute avec le souffle. L’auditif s’arrête aux oreilles, le coeur s’arrête à la réalité imagée. Quant au souffle, c’est le vide, et il accueille les objets eux-mêmes. Seul le Dao concentre le vide. Le vide, c’est le jeûne du coeur.
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Le constat initial est le suivant : l’art de suivre ce corps limité ne peut s’apprendre à partir d’un domaine aussi illimité que celui de la science et de ses théories. Toute la suite du chapitre va montrer que ce corps, aussi limité qu’il soit, peut néanmoins acquérir progressivement (...) une efficacité et une productivité exemplaires. Il peut se montrer capable de réels progrès, quelles que soient éventuellement ses difformités initiales. Il est travaillé par un désir presque bestial d’une vie se refusant à être mise en cage. Cette vie même du corps conduit, par-delà la mort, comprise comme une épreuve d’obéissance nécessaire, à l’acquisition pratique d’un savoir que le savoir ignore. (…)
Or le point de départ, remarque Zhuangzi, pour accéder à ce savoir, possédé sans le savoir par le corps, est de constater son absence, constat pratiquement expérimenté dans la fatigue puis l’épuisement et enfin la mort. Toutes nos recherches en bien ou en mal proviennent de cette même expérience initiale et sont ternies d’une erreur identique : viser par des actes physiques un résultat concret - aussi concret que la célébrité ou des châtiments - pour tenter de sortir de cette ornière dans laquelle nos corps sont engagés et les conduire ainsi au domaine apparemment illimité de la science et de l’esprit. Mais c’est tout à l’opposé que se trouve la solution. Et Zhuangzi considère que la vérité, ou autrement dit la trame qui nous sert de référence, celle qui nous dirige et qu’il s’agit de suivre, n’est pas à atteindre au-delà du corps mais dans le corps. Et les potentialités qu’elle ouvre sont autant physiques (la santé) que psychologiques (vivre pleinement), sociales (nourrir ses proches) et spirituelles (accomplir ses années jusqu’au bout).
P.-H. de Bruyn, Le taoïsme, chemins de découvertes, CNRS éditions, 2009, p.30-36.
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