lundi 30 mai 2011

La nature énergétique de la perception. Carlos Castaneda




L’être humain, il est lui-même, comme toutes choses fait d’émanations de l’Aigle ; « un homme, qu’il soit mendiant ou roi, est un œuf lumineux ». L’homme, quand il se regarde et qu’il regarde ses semblables, et les « choses de son monde », se prend et prend cela pour un monde d’objets ; mais, pour le voyant, c’est faux : ce sont les « émanations de l’Aigle ». Pour un voyant, la nature de la connaissance rationnelle est fausse, radicalement fausse, non pas que le monde soit radicalement illusoire, mais parce que c’est une île qui se prend pour l’archipel, une infime possibilité qui est prise pour le « grand tout » - une connaissance résiduelle et non une connaissance immédiate et opérative.
Ce qui sépare surtout le point de vue de l’homme ordinaire et celui du voyant, c’est que le premier croit être un corps physique, solide, doué d’une conscience, au sens de « mental », c’est-à-dire d’une personnalité, d’un « moi », d’une « raison » (…) vivant dans un monde solide et objectif : il est un sujet, mais se saisit comme objet, et ne parvient pas à saisir ce merveilleux « je » sujet d’expériences, par incapacité à sauter par-dessus son ombre.
Pour le voyant, selon Castaneda, « nous sommes perception » - l’être humain est ainsi un ensemble d’émanations de l’Aigle, enfermés dans un œuf lumineux. Ainsi, à l’ intérieur comme à l’ extérieur, il n’y a que les émanations – les émanations captives et les émanations en liberté.
L’ « individualité » subtile est donc bornée par les parois d’un œuf lumineux, ou d’un cocon. Le point de vue de l’homme rationnel dépend uniquement de la position du « point d’assemblage », c’est-à-dire des « émanations » qui sont utilisées, et du « faisceau » qui est assemblé, actualisé, éclairé par la « volonté » ou « intention » : percevoir, c’est assembler un monde, et le monde quotidien est le résultat de cet assemblage ; il est donc en somme très relatif, et toutes les constructions faites à son sujet ressemblent à des châteaux de cartes – tout ce qui occupe la raison, les idées dont il se repaît.
« Ce que nous pensons ou disons est fonction du point d’assemblage ». Réaliser cela est l’exploit du sorcier. L’œuf lumineux qui est la réalité énergétique de l’être humain comporte une multitude d’émanations, mais l’être humain comporte une multitude d’émanations, mais l’homme n’en utilise qu’une très humble partie. Le monde quotidien est un « alignement » d’émanations très ordinaires, c’est-à-dire une mise en œuvre de possibilités très limitées. Nous nous servons ordinairement, pour percevoir notre « monde » d’une petite part de notre potentialité, toujours la même, laissant de côté, inutilisées, toutes les autres.
« Quand les voyants déplacent leur point d’assemblage, ils ne sont pas confrontés à une illusion, mais à un autre monde. » Le déplacement de la perception et la focalisation sur d’autres mondes n’est pas considérée comme un voyage dans un monde onirique irréel. Les autres mondes sont tout aussi réels et irréels que le monde ordinaire. Aucun n’est doué d’ipséité, n’est substantiel, mais chacun est fonction de l’attention qui s’y accroche. Ils sont d’une certaine façon engendrés par la perception, mais la perception ne les crée pas : elle se focalise dessus, les découvre, les assemble, ce qui fait que le sorcier a affaire aux mondes dont il porte la possibilité en lui. Le sorcier est comparable à quelqu’un qui aurait la faculté de choisir entre plusieurs stations de radio ou plusieurs chaînes de télévision, ou de projeter, à l’aide d’une caméra, plusieurs films, de son choix.
Don Juan dit à Castaneda que les mondes ne sont ni réels ni irréels. « Le monde est et n’est pas ce qu’il paraît… il n’est pas aussi solide et réel qu’on le croit, mais il n’est pas un mirage. » (…)
« Le mirage n’est pas dans la solidité du monde, mais dans la fixation du point d’assemblage en un endroit, quel qu’il soit ». Quand la perception de l’homme est immobilisée, il perd de vue la nature même de la perception, et ainsi la conscience de sa nature et de sa liberté. Il devient prisonnier du monde qu’en quelque sorte il projette, comme le monde solide et connu est le reflet de la paroi de la « bulle de perception ». Il s‘agit finalement, dit don Juan à Castaneda, de « brancher » et de « rebrancher » sa perception – d’assembler un faisceau, et d’en assembler un autre.
Ce qui compte, dit encore Don Juan, c’est le vouloir, l’intention, qui est le commandement de l’Aigle, et qui « éclaire » les filaments, actualisant les mondes ainsi assemblés. La perception est l’ « accord des émanations qui se trouvent à l’intérieur de notre cocon avec celles qui se trouvent à l’extérieur », ce qui est appelé l’alignement. Mais ce sont les mêmes, à l’extérieur comme à l’intérieur. Il s’agit seulement de les brancher grâce à la volonté.
L’important c’est donc le vouloir, que le sorcier doit faire sien, ce qui veut dire que son intention doit être celle de l’Aigle. »

Bernard Dubant, Castaneda, Le Retour à l’Esprit, 1989, Guy Trédaniel, pp. 51-54