lundi 18 juillet 2011

L'alignement avec la Terre. Carlos Castaneda





« Les anciens voyants virent que la terre est pourvue d’un cocon. Ils virent que la terre est enveloppée par une boule, un cocon lumineux qui emprisonne les émanations de l’Aigle. La terre est un être sensible gigantesque, soumis aux mêmes forces que nous. »
(…)
Don Juan affirma à nouveau que les anciens voyants ne se trompaient pas à cet égard, parce que la terre est bien notre origine première.
(…)
Il m’expliqua que ce qu’il appelait la clé universelle consistait à savoir, de première main, que la terre est un être sensible et peut, en tant que telle, donner aux guerriers un élan extraordinaire ; c’est une impulsion qui vient de la conscience même de la terre, à l’instant où les émanations intérieures au cocon des guerriers s’alignent avec les émanations intérieures au cocon de la terre qui leur sont appropriées. La terre et l’homme étant des êtres sensibles, leurs émanations coïncident, ou, plus exactement, la terre contient toutes les émanations présentes chez l’homme et toutes les émanations présentes chez tous les êtres sensibles, organiques aussi bien que non organiques.
Quand survient le moment de l’alignement, les êtres sensibles utilisent cet alignement d’une façon restreinte et perçoivent leur monde. Les guerriers peuvent utiliser cet alignement soit pour percevoir, comme tout un chacun, soit à la façon d’une impulsion qui leur permet de pénétrer dans des mondes inimaginables.
(…)
Don Juan me répéta à plusieurs reprises que la portion des émanations qui se trouvent à l’intérieur du cocon de l’homme n’est destinée qu’à la conscience et que la conscience réside dans le fait d’accorder cette portion d’émanations avec la même portion d’émanations en liberté. On les appelle les émanations en liberté parce qu’elles sont immenses ; et lorsqu’on dit que l’inconnaissable se trouve en dehors du cocon de l’homme, cela revient à dire que l’inconnaissable est au sein du cocon de la terre. Cependant, au sein du cocon de la terre se trouve aussi l’inconnu, et l’inconnu, dans le cocon de l’homme, ce sont les émanations qui ne sont pas touchées par la conscience. Quand la lueur de la conscience les touche, elles deviennent actives et peuvent s’aligner avec les émanations en liberté qui leur correspondent. Quand cela se produit, l’inconnu est perçu et devient le connu.

(…) lorsque le point d’assemblage de l’homme franchit, en se déplaçant, une limite cruciale, les conséquences en sont toujours les mêmes pour tout le monde. Les techniques utilisées pour le déplacer peuvent être aussi diverses que possible, mais les conséquences sont toujours les mêmes, à savoir que le point d’assemblage assemble d’autres mondes, aidé par l’impulsion de la terre.
- L’impulsion de la terre est-elle la même pour tout le monde, don Juan?
-Bien sûr. Le problème qui se pose à l’homme est celui du dialogue intérieur. On ne peut se servir de cette impulsion que lorsqu’on est parvenu à un état de silence total. Tu trouveras la confirmation de cette vérité le jour où tu tenteras de te servir toi-même, seul, de cette impulsion.
(…)
Don Juan me dit que Genaro voulait me montrer ce que je n’avais pas encore compris, à savoir que la suprême conscience de la terre est ce qui nous permet de nous transformer en d’autres grandes bandes d’émanations.
Nous, les êtres humains, nous sommes des individus qui perçoivent, dit-il. Et nous percevons parce que certaines émanations intérieures au cocon de l’homme s’alignent avec certaines émanations extérieures. L’alignement constitue donc le passage secret et l’impulsion de la terre est la clé.
(…)
J’eus la curieuse impression – mais je la connaissais bien – que j’étais moi-même et qu’en même temps je ne l’étais pas. J’étais cependant conscient de tout ce qui m’entourait grâce à une aptitude à la fois étrange et extrêmement familière. Le spectacle du monde se présenta à moi tout d’un coup. Tout, en moi, voyait ; la totalité de ce que j’appelais mon corps, lorsque je me trouvais dans mon état de conscience normale, avait la capacité de saisir les choses, comme s’il était un œil immense qui discernait tout.
(…)
Genaro vient de t’aider à aligner tes émanations avec celles des émanations en liberté qui appartiennent à une autre bande, me dit don Juan. L’alignement doit être un acte très tranquille, imperceptible. Pas d’envolée, pas de tapage. »
Genaro se mit à marcher devant nous et don Juan m’ordonna de rouler les yeux dans le sens contraire des aiguilles d’une montre pendant que je regardais Genaro, pour éviter d’être entrainé avec lui. Je lui obéis. Genaro était à cinq ou six pieds de moi. Soudain sa silhouette devint diffuse et il disparut, en un instant, comme une bouffée d’air.


(…)
Genaro est séparé de nous en ce moment par la force de la perception, dit calmement don Juan. Quand le point d’assemblage assemble un monde, ce monde est total. Voilà le prodige sur lequel sont tombés les anciens voyants sans jamais comprendre sa nature : la conscience de la terre peut nous donner une impulsion qui nous sert à aligner d’autres grandes bandes d’émanations, et la force de ce nouvel alignement fait disparaître le monde.
Chaque fois que les anciens voyants opéraient un nouvel alignement, ils croyaient qu’ils étaient descendus dans les profondeurs du bas ou qu’ils étaient montés dans les cieux du haut. Ils n’ont jamais compris que le monde s’évanouit comme une bouffée d’air quand un alignement nouveau et total nous fait percevoir un autre monde total.

Carlos Castaneda, Le feu du dedans, 1984, traduction Amal Naccache, 1985, Gallimard. Réédition Folio Essais, 1998, chapitre L’impulsion de la terre, p. 296-314