samedi 18 décembre 2010

Carlos Castaneda. Un voyage dans l'univers



Les faits de la réalité ne sont que des variations d’intensité (…) L’univers lui-même est le vaisseau de l’intensité à bord duquel on peut embarquer pour naviguer à travers de perpétuels changements.

Carlos Castaneda Le voyage définitif, 1998. Traduit par Nikou Tridon, éditions du Rocher, 2000, p. 12

L'Inaccessible. Dostoïevski



Il découvrait devant lui un ciel éclatant, à ses pieds un lac, tout autour un horizon lumineux et si vaste qu’il semblait sans bornes (…) Quel était donc ce banquet, cette fête sans fin vers laquelle il se sentait attiré depuis longtemps, depuis toujours, depuis son enfance, sans jamais pouvoir y prendre part ?

Fédor Dostoïevski, L’Idiot, Folio classique, édition 1999, page 515. Traduction Albert Mousset, 1953

Ludwig Tieck


Il suffit de savoir chercher, de ressentir de tout cœur une vieille attirance et l’on trouve là-bas des amis venus du fond des âges, des choses merveilleuses et la réalisation de ses désirs les plus chers.
Ludwig Tieck, Le Runenberg

Les frontières de notre monde, passages vers l'autre monde


Dans le récit qu’ils firent de leurs aventures, ni Teigue ni ses compagnons ne purent jamais indiquer précisément l’endroit de l’océan où ils avaient franchi les limites du monde des mortels pour entrer dans le royaume des fées. La frontière de celui-ci était en effet incertaine et mouvante. Ils remarquèrent cependant que le passage avait eu lieu lorsque le coracle avait perdu le cap et qu’il était devenu impossible de s’orienter. Autre détail caractéristique, cela s’était produit au cours d’une tempête, sorte de chaos en miniature. Le monde des fées étant en un sens l’antithèse du monde des mortels relevait tout naturellement de l’indéterminé et de l’indéfinissable. Une faille dans l’ordre habituel des choses constituait un passage entre les deux mondes. Malgré les efforts louables de l’esprit humain, notre monde était alors plein de mystères. Ce n’était pas seulement leur ignorance de la géographie qui effrayait les mortels de ces temps reculés. Il y avait de plus grand mystères encore : dans l’espace et le temps qui leur étaient familiers s’ouvraient des brèches donnant sur un ailleurs où les lois humaines n’avaient aucun sens.
Aussi les mortels s’attachaient-ils à trouver une définition pour tout. Comme une chose peut-être décrite par ce qu’elle n’est pas, le monde était alors considéré sous son aspect dualiste. On ne retenait par exemple des saisons que l’hiver, période où la nature s’endort, et l’été, durant lequel la terre donne des fruits. De même le jour alternait-il avec la nuit.


Mais qu’en était-il des moments qui ne peuvent être définis ni par une chose ni par son contraire ? Comment décrire avec précision l’aube et le crépuscule, qui ne sont ni le jour ni la nuit ? Ou les nuits séparant une saison d’une autre ? Celle de Samain, le 31 octobre (veille de la Toussaint), ou de Beltan, le 30 avril (veille du 1er mai) ? Au cours de ces nuits pleines d’enchantements et de prodiges, toutes les règles du monde ordinaire étaient suspendues et le chaos régnait, tandis que s’ouvraient plus librement les portes donnant sur un autre monde.
Il en allait de même pour l’espace : les humains ont éprouvé le besoin de le définir du mieux possible. Ils l’ont divisé en pays, en comtés, en communes ; ils ont élevé des châteaux avec leurs remparts et des fermes avec des clôtures, délimitant ainsi les étendues de terre sur lesquelles ils vivaient. L’importance des lignes de démarcation était telle que dans toute l’Europe avait lieu au printemps une cérémonie au cours de laquelle toutes les délimitations concernant une région donnée étaient redéfinies, parfois en fouettant les limites d’un territoire avec des baguettes de coudrier et parfois en fouettant de jeunes garçons se tenant sur lesdites limites, en signe de transmission d’un savoir d’une génération à une autre. Mais qu’en était-il des lignes de démarcations elles-mêmes : les rivières servant de frontières naturelles, le rivage d’une mer, les berges d’un lac, le gué d’un cours d’eau, les carrefours, les clôtures, les murs et les seuils ? Lieux « intermédiaires » par définition, elles constituaient une voie d’accès au pays de féerie. Aussi avait-on l’esprit en alerte lorsqu’on se trouvait à l’un de ces « points de jonction », tant spatiaux que temporels, car d’étranges rencontres y étaient possibles. Les âmes des défunts erraient librement, croyait-on.

In Les mondes enchantés, les elfes et les fées, éditions Time-Life, Amsterdam, 1984 , pp.21-22

mardi 2 novembre 2010

Antonin Artaud. Rêves et anciens rites du Mexique

Car les objets ne forment pas le réel, mais ils sont dans le réel en voyage ; et dans le rêve, ce sont les propriétés des objets qui voyagent ; et se passant de l’un à l’autre leurs forces, ils nous apprennent la réalité en entier.
(…)
Les paroles absurdes du rêve sont des paroles de la réalité en voyage, c’est-à-dire qui vient de commencer à parler.
Faire le sacrifice de soi, c’est entrer dans la réalité murmurante ; c’est permettre à tous les objets du Sensible d’utiliser vraiment leurs propriétés. Renoncer à une propriété singulière, c’est le moyen d’entrer réellement dans toutes les autres. Et l’altruisme primitif qui réside dans un abandon illimité de soi-même fournit une richesse dont la conscience étriquée de l’homme moderne ne soupçonne pas les propriétés.
(…)
Si tout est dans tout, seul l’esprit primitif a permis à la conscience humaine d’entrer dans la variété des objets par la métamorphose d’un objet.
Et le rêve à travers les temps nous ramène ce temps où, sous le choc de la spontanéité humaine, la Nature entière devenait ensorcelée.
(…)
Il y a au Mexique une plante-principe qui fait voyager dans la réalité. C’est par elle qu’une couleur infiniment étirée s’écartèle jusqu’à la musique d’où elle est sortie ; et cette musique amène des bêtes qui hurlent avec la sonorité d’un métal martelé.
On comprend l’adoration de certaines tribus d’Indiens du Mexique pour le Peyotl, qui ne fait pas les yeux émerveillés comme le vocabulaire européen nous l’enseigne, mais qui possède l’étrange vertu alchimique de transmuter la réalité, de nous faire tomber à pic jusqu’au point où tout s’abandonne pour être sûr de recommencer. Par lui on saute par-dessus le temps qui demande des millénaires pour changer une couleur en objet, réduire les formes à leur musique, ramener l’esprit à ses sources, et unir ce qu’on croyait séparé.
(…)
Certes, nous sentons tous confusément, ici, en Europe, que le monde extérieur est fini, et qu’il est temps de revenir à autre chose. Ce que nous ne trouvons plus dans le monde éveillé c’est dans le rêve que nous allons le chercher. Et c’est en puisant dans la vie des rêves où leur psychologie à chacun disparaît que les artistes de maintenant en ramènent ces figures, ces formes signes, qui ont avec les productions primitives de si étranges parentés.
(…)
L’esprit indien, quand il subsiste, continue obstinément à produire ces symboles, ces formes signes qui causent notre étonnement.
J’ai vu dans les danses magiques des femmes avec leur enfant au bras faire le geste d’enlacer le soleil ; et elles connaissent ataviquement le chiffre qui rend efficace cet enlacement.
D’antiques rites et d’anciennes vertus reposent au Mexique dans des montagnes ; et l’homme y brûle les arbres systématiquement en forme de signes ; et ces signes qui sont exactement ceux de toute magie traditionnelle, la Nature, comme pour répondre à l’appel de plus en plus désespéré des hommes, les sculpte, avec une rigueur obstinée et mathématique dans les formes de ses rochers.
On voit donc que le Mexique, quand il demeure fidèle à lui-même, n’a rien à recevoir de personne, mais au contraire qu’il a tout à donner.

Antonin Artaud. Le Mexique et l’esprit primitif : Maria Izquierdo. 1936. In Messages révolutionnaires. Gallimard, 1971, pp. 157-162. Traduit de l’espagnol par Marie Dézon et Philippe Sollers

Antonin Artaud. Mexique ancien et science moderne

Le Mexique a contribué pour une grande part à la constitution de ce trésor secret où se nourrit l’Humanité éternelle.
On lui doit des découvertes psychologiques de premier ordre, ces mêmes découvertes que le Moyen Age européen a figurées dans l’allégorie du Macrocosme et du Microcosme qui plaçait l’Homme, tel un Univers en réduction, au point de convergence de toutes les formes cosmiques.
Ainsi l’Homme, d’être considéré comme un petit Univers, ne pouvait pas désespérer. Ainsi ce désespoir (…) se résorbait automatiquement puisque toutes les forces du monde contribuaient à sa résorption.
L’Homme, alors, se tenait en équilibre sur le monde, il respirait avec la vie du monde et disposait de moyens connus pour guérir la vie psychique par le monde.
Réveiller la vie obscure du monde et y rechercher des complicités, c’était là un moyen de lutter contre certains crimes (…).
L’éducation n’était pas comme aujourd’hui une simple mnémotechnique, c’était une convocation matérielle de forces et, si j’osais m’exprimer ainsi, je dirais que par l’éducation on frottait l’organisme humain pour que les forces affleurent en lui.
C’était à cela que le théâtre servait, à cela que servaient les grandes fêtes sacrées avec leurs fulgurants appels de sons, leurs répétitions rythmiques d’images qui plongeaient dans l’Inconscient humain.
Le Totémisme n’était d’ailleurs pas une magie grossière, une superstition venue des premiers âges de l’Humanité, c’était l’application évidente d’une science. Car de quoi alors sommes-nous faits ? L’Homme croit-il être seul, sans correspondances avec la vie des espèces – fleurs, plantes, fruits – ou celle d’une ville, d’un fleuve, d’un paysage, d’une forêt ?
L’esprit de la matière est le même partout. Les rites religieux d’aujourd’hui apparaissent alors, grâce au théâtre, comme dépouillés de leur appareil superstitieux, Le théâtre est une force sociale qui savait, en se servant de moyens rituels scientifiques, agir en dehors de la conscience des peuples que la Religion a fanatisés.
Nous participons à toutes les formes possibles de vie. Sur notre Inconscient d’homme pèse un atavisme millénaire. Et il est absurde de limiter la vie. Un peu de ce que nous avons été et surtout de ce que nous devons être gît obstinément dans les pierres, les plantes, les animaux, les paysages et les bois.
Des particules de notre moi passé ou futur errent dans la nature où des lois universelles très précises travaillent à les rassembler. Et il est juste que nous cherchions des répliques actives, nerveuses, fluides même, dans tous ces éléments désagrégés.
Avoir conscience de tout ce qui, matériellement, nous unit à la vie générale est une attitude scientifique que la science d’aujourd’hui ne peut nier puisque, par ses récentes découvertes en physique, elle réduit le monde à n’être qu’une énergie ; et par ses dernières découvertes psychologiques elle nous montre que l’Homme n’est pas une entité immobilisée, mais que, par les régions souterraines de sa conscience, il participe aussi bien du futur que du passé.

Antonin Artaud. Mexico, 1936. In Messages révolutionnaires. Gallimard, 1971, pp. 118-120. Traduit de l’espagnol par Marie Dézon et Philippe Sollers.

Antonin Artaud. La culture de l'Ancien mexique

Il me faut signaler ici un retour à l’empirisme qui, sous sa forme primaire, donne les guérisseurs et les rebouteux, et, sous sa forme transcendante, est à la base d’une formule aussi grandiose que l’homéopathie.
L’homéopathie, avec son principe de similitude, est intimement liée à la médecine des plantes. Je chercherai donc au Mexique la survivance d’une ancienne médecine des plantes comparable à ce qu’on appelle en Europe la médecine spagirique dont le théoricien le plus remarquable fut Paracelse, à la fin du Moyen Age.
Je n’ai pas de conclusion à en tirer pour l’instant, mais il me semble discerner au Mexique deux courants : l’un qui aspire à assimiler la culture et la civilisation européenne, en leur donnant une forme mexicaine, et l’autre qui, prolongeant la tradition séculaire, demeure obstinément rebelle à tout progrès. Pour mince que soit ce dernier courant, c’est en lui que se trouve toute la force du Mexique, c’est là que je rencontrerai les survivances de la médecine empirique des Mayas et des Toltèques, la véritable poétique mexicaine qui ne se réduit pas uniquement à écrire des poèmes, mais affirme les relations du rythme poétique avec le souffle, avec les purs mouvements de l’espace, de l’eau, de l’air, de la lumière, du vent.
La culture profonde du Mexique vient de très loin. Elle porte en elle la tradition des races qui un jour dominèrent la civilisation.
Devant l’écroulement évident de la civilisation de l’Europe, je suis venu me rendre compte de quelle manière le Mexique se propose d’affermir sa culture traditionnelle et si, sans essayer de ressusciter des formes gaspillées de sa vie, il aspire à prouver la permanence en lui d’un esprit que, de mon point de vue de poète, j’appellerai magique ; esprit qui, considéré d’un point de vue strictement scientifique, peut devenir la manifestation d’une véritable énergie psychologique.
Grâce à cette énergie répandue à l’infini dans la Nature, l’homme de l’antiquité entrait, si l’on peut dire, en possession des événements. On sait que pour les Mayas, par exemple, le destin n’existait pas. La Nature n’a de pouvoir sur nous qu’en raison de notre ignorance et de notre cécité séculaire.
Mais au moment où l’on parle de nouveau et presque partout d’humanisme, l’occasion se présente d’affirmer les véritables pouvoirs, la haute puissance dominatrice de l’homme qui le rend maître des événements.
Une culture pour laquelle l’Univers est un tout sait que chaque partie agit automatiquement sur l’ensemble. Il ne manque que d’en connaître les lois. (…)
Le soleil, pour employer l’antique langage des symboles, apparaît comme le mainteneur de la vie. Il n’est pas seulement l’élément fécondant, le provocateur souverain de la germination ; il est tout cela, il fait mûrir tout ce qui existe, mais c’est, si l’on peut dire, la moindre de ses facultés. Il brûle, il calcine, il élimine, mais il ne détruit pas tout ce qu’il supprime. Sous l’amoncellement des choses détruites et grâce à cette destruction elle-même, il maintient l’éternité des forces par lesquelles se conserve la vie.
En un mot – et en cela consiste le véritable secret – le soleil est un principe de mort et non un principe de vie. Le fond même de l’antique culture solaire est d’avoir montré la suprématie de la mort.
Il y a en Inde des adorateurs de Shiva le Destructeur, et des adorateurs de Vishnou le Conservateur. Mais la destruction est transformatrice. La vie maintient sa continuité par la transformation des apparences.
Or, les adorateurs de Shiva ont pour emblème l’esprit du feu, le grand courant dévorateur de formes, cette espèce de force impulsive qui changeait les hommes cuivrés de l’ancien Mexique en mainteneurs déterminés de la mort. Et ce n’est pas un paradoxe verbal.
Réaliser la suprématie de la mort n’équivaut pas à ne pas exercer la vie présente. C’est mettre la vie présente à sa place ; la faire chevaucher divers plans à la fois ; éprouver la stabilité des plans qui font du monde vivant une grande force en équilibre ; c’est, enfin, rétablir une grande harmonie.

Antonin Artaud. La culture éternelle du Mexique, 1936. In Messages révolutionnaires. Gallimard, 1971, pp. 107-110. Traduit de l’espagnol par Marie Dézon et Philippe Sollers.

jeudi 7 octobre 2010

Antonin Artaud. Au-delà du monde des apparences mortes.

La jeunesse (…) a constaté une espèce d’épuisement essentiel dans l’esprit du monde moderne ; ce monde qui a perdu sa vigueur du jour où l’Homme s’est replié sur lui-même et a renoncé à chercher ses forces dans la vie diffuse de l’Univers.
Il ne s’agit en réalité de rien d’autre que des sources magiques de l’Esprit Primitif ; cet esprit primitif au fond duquel s’opère entre l’Homme et l’Universel un échange ininterrompu de forces.
L’Homme en éveil, et en contact avec tout ce qui l’entoure, tire ses forces de tout ce qui l'entoure, c’est-à-dire de la vie universelle qui le submerge intégralement.
Or, cette prise de conscience par l’Homme des forces naturelles, la culture de l’Europe n’en a pour ainsi dire jamais eu connaissance, mais l’ancien Mexique, lui, si. C’est pour cela que la jeunesse (…) tourne ses regards vers le Mexique comme vers une terre de résurrection.
C’est le développement unilatéral du Progrès qui a fait perdre aux hommes une idée essentielle. En Europe, l’homme s’ennuie et il n’explique pas cette perte du goût de vivre. Il ne comprend pas qu’à force de considérer la vie uniquement sous son aspect matériel il en est venu à confondre la vie avec de simples apparences mortes.
Or, on peut dire qu’il suffit d’un regard pour que se décompose le monde des apparences mortes. (…)
L’homme moderne ne se comprend déjà plus. L’Humanité a besoin d’un bain de jouvence. Il faut trouver des sources vierges de vie. Et c’est la culture éternelle du Mexique qui possède ces sources de vie que rien ne peut altérer.
L’âme mexicaine n’a jamais perdu en son fond le contact avec la terre, avec les forces telluriques du sol.
Antonin Artaud, Les forces occultes du Mexique, 1936. In Messages révolutionnaires, Gallimard, 1971. Traduit de l’espagnol par Marie Dézon et Philippe Sollers.

jeudi 23 septembre 2010

Colin Wilson. Les parasites de l'esprit





J’abordais pour la première fois le problème de la psychologie industrielle en qualité d’assistant du professeur Ames de la Transworld Cosmetics Company. Je me trouvais aussitôt en présence d’une situation curieuse et quelque peu hallucinante. Je n’ignorais pas, évidemment, que la « névrose industrielle » était devenue un problème particulièrement sérieux, à tel point que des cours spécialisés avaient été créés pour juger les employés qui sabotaient le matériel, blessaient ou tuaient même leurs camarades de travail. (...)
Qu’est-ce qui détruisait la faculté humaine d’autorégénération ? Je pensais qu’il y avait une cause unique, mais il m’est difficile d’expliquer comment j’en étais arrivé là. Disons que je soupçonnais vaguement la vérité depuis des années. J’en étais venu tout simplement à sentir de plus en plus nettement que le nombre de crimes dits industriels était sans proportion avec les « causes historiques ». J'étais comme le directeur d'une firme qui commence à deviner intuitivement que son chef comptable falsifie les registres sans savoir exactement comment.
Et puis, un jour, je commençai à soupçonner l'existence de vampires de l'esprit. Ensuite tout confirma mes soupçons. Cela se produisit pour la première fois le jour où j'envisageai d'utiliser la mescaline et l'acide lysergique pour soigner les névroses industrielles. Les effets de ces stupéfiants ne sont pas fondamentalement différents de ceux de l'alcool ou du tabac : ces produits ont pour effet de décontracter. Un homme surmené est constamment en état de tension et il lui est impossible de changer d'attitude par un simple effort de volonté. Un verre de whisky ou une cigarette agiront sur ses centres moteurs et relâcheront sa tension.
Mais l'homme possède des habitudes beaucoup plus profondément enracinées que le surmenage. A travers les millions d'années de son évolution, il a acquis toutes sortes d'habitudes pour survivre. S'il perd le contrôle de l'une de ces habitudes, il en résulte une maladie mentale. Par exemple, l'homme a acquis l'habitude d'être prêt à affronter des ennemis; mais s'il laisse cette habitude dominer sa vie, il devient paranoïaque. L'une des habitudes les plus profondément ancrées en l'homme consiste à se tenir en éveil devant les dangers et les difficultés en refusant de se livrer à l'introspection, parce qu'il n'ose pas quitter des yeux le monde qui l'entoure. Une autre habitude, qui relève des mêmes causes, lui fait ignorer la beauté parce qu'il préfère se consacrer à des problèmes pratiques. Ces habitudes sont si profondément ancrées que l'alcool et le tabac sont impuissants à les déraciner. La mescaline, elle, en est capable. Elle atteint jusqu'aux profondeurs ataviques de l'être humain et relâche les tensions automatiques qui font de l'homme l'esclave de son propre ennui et du monde qui l'entoure. J'étais enclin à attribuer à ces habitudes ataviques le problème de l'augmentation du taux mondial de suicides et de crimes industriels. L'homme doit apprendre à se détendre; sinon il est surmené et devient dangereux. Il doit apprendre à atteindre les couches les plus profondes de son esprit pour régénérer sa propre conscience. Il me semblait donc que des stupéfiants appartenant au groupe de la mescaline pourraient me fournir la réponse. Jusqu'alors, l'usage de ces stupéfiants avait été évité en psychologie industrielle pour une raison évidente : la mescaline permet à l'homme de se détendre au point qu'il lui devient impossible de travailler. Il ne désire plus rien d'autre que contempler la beauté du monde et les mystères de son propre esprit. Cependant, il me semblait qu'il n'y avait aucune raison d'en arriver à cette extrême limite. Une dose légère de mescaline, administrée à bon escient, devait pouvoir libérer les forces créatrices de l'homme, sans pour autant le plonger dans un état de stupeur. (...)
J'entrepris donc une série d'expériences avec des stupéfiants du même groupe que la mescaline. Les premiers résultats furent si désastreux que le directeur de la Transworld Cosmetics Company mit brusquement fin à mon contrat. Sur dix sujets, cinq s'étaient suicidés en quelques jours et deux autres avaient subi une perte totale de leurs facultés mentales qui les avaient conduits tout droit à l'asile. Je ne savais plus que penser. J'avais moi-même expérimenté la mescaline lorsque j'étais étudiant, mais j'avais trouvé les résultats sans intérêt. S'évader grâce à la mescaline est certes fort agréable, mais encore faut-il aimer l'évasion. Tel n'est pas mon cas; mon travail m'intéresse beaucoup trop pour cela. Mais les résultats que je venais d'obtenir m'incitèrent à tenter sur moi-même une nouvelle expérience. Je pris un demi-gramme de mescaline. Le résultat fut si horrible que cette évocation me donne aujourd'hui encore des sueurs froides. Il y eut tout d'abord les agréables effets habituels; des zones lumineuses apparaissaient, se propageaient lentement et tournaient comme un phare. Puis j'éprouvai un immense sentiment de paix et de calme, aperçu du nirvana bouddhique, belle et douce contemplation de l'univers qui me paraissait à la fois très lointain et étonnamment enveloppant. Il était évident que je n'avais pas découvert la cause des suicides. J'essayai alors de me livrer à une analyse introspective afin de dresser un bilan de mes perceptions et de mes émotions. Le résultat fut déconcertant. C'était comme si j'avais essayé de regarder à travers un télescope devant lequel quelqu'un aurait délibérément placé sa main pour faire écran. Tous mes essais d'introspection échouèrent. Finalement, par un violent effort de volonté, je tentai de traverser ce mur de ténèbres. Et soudain, j'eus la nette impression que quelque chose de vivant et d'étranger fuyait hors de ma vue. Il n'était pas question, bien sûr, de vue physique. Il s'agissait uniquement d'une « impression ». Mais elle avait une telle apparence de réalité que je devins en un instant fou de terreur. On peut en général fuir une menace physique, mais il n'y avait là pas de fuite possible, puisque la menace était en moi. Pendant près d'une semaine, je fus en proie à la terreur la plus abjecte, plus près de la folie que jamais. J'avais repris pied dans notre monde physique habituel, mais je ne possédais plus aucun sentiment de sécurité. Il me semblait que revenir à la réalité quotidienne, c'était agir comme l'autruche qui enfouit sa tête dans le sable. J'étais absolument incapable de travailler; heureusement, pendant cette période, je n'étais astreint à aucune obligation professionnelle. Environ une semaine plus tard, je me surpris à me demander : « Eh bien! De quoi as-tu peur ? Tu en es sorti indemne », et je commençai immédiatement à me sentir mieux. Quelques jours plus tard, la Standard Motors and Engineering me proposa la direction de son service médical. Je l'acceptai et me plongeai dans des problèmes délicats d'organisation. Longtemps, je n'eus le loisir ni de réfléchir ni de mettre au point de nouvelles expériences. Et lorsque par hasard mes pensées revenaient à mes expériences sur la mescaline, j'éprouvais un sentiment d'horreur si profond que je trouvais toujours quelque excuse pour les chasser de mon esprit. Il y a six mois, j'abordai enfin de nouveau le problème, mais cette fois sous un angle légèrement différent. Mon ami Rupert Haddon, de Princeton, m'avait parlé des résultats encourageants qu'il avait obtenus en soignant des obsédés sexuels avec du L.S.D. J'avais remarqué que, pour m'expliquer ses théories, il utilisait essentiellement la terminologie du philosophe Husserl. Immédiatement, il me sembla évident que « phénoménologie » n'était qu'un autre nom pour désigner le genre d'introspection auquel j'avais essayé moi-même de me livrer sous l'influence de la mescaline. Lorsque Husserl parlait de « découvrir la structure de la conscience », cela signifiait tout simplement descendre dans ce royaume des habitudes mentales dont j'ai parlé. Husserl avait compris que, bien qu'il existât des cartes d'état-major couvrant chaque centimètre de notre globe, il n'existait pas d'atlas de notre monde mental. La lecture d'Husserl me rendit tout mon courage. L'idée d'expérimenter de nouveau la mescaline me terrifiait, mais la phénoménologie n'avait-elle pas pour point de départ la conscience ordinaire? Je recommençai donc à prendre des notes sur les problèmes de notre monde intérieur, sur la topographie de la conscience.
Presque immédiatement, je compris que certaines forces intérieures s'opposaient à mes recherches. Dès que je commençais à réfléchir à ces problèmes, je souffrais de violents maux de tête et de nausées. Tous les matins, je m'éveillais avec un profond sentiment de découragement. Je me suis toujours intéressé en dilettante aux mathématiques et j'ai toujours été un bon joueur d'échecs. Je m'aperçus rapidement que je me sentais mieux dès que je tournais mon attention vers les mathématiques ou les échecs. Mais dès que je me penchais sur les problèmes de l'esprit, le même découragement s'emparait de moi. Ma faiblesse commençait à m'agacer. Je décidai de la surmonter à tout prix. Je demandai à mes employeurs un congé de deux mois et annonçai à ma femme que j'étais sur le point de tomber gravement malade. Puis, je me penchai délibérément sur les problèmes de la phénoménologie. Le résultat fut exactement celui que j'avais pressenti. Pendant quelques jours je me sentis las et déprimé; puis, j'éprouvai de violents maux de tête et une grande fatigue nerveuse. Enfin, je me mis à vomir tout ce que je mangeais. Je m'alitai et essayai de trouver l'explication de cette faiblesse en recourant aux méthodes d'analyse préconisées par Husserl. Ma femme ignorait la nature de mon mal et son anxiété aggravait mon état. C'était une chance que nous n'eussions pas d'enfants, car sinon je n'aurais sans doute pas eu le courage de continuer. Au bout d'une quinzaine de jours, j'étais si épuisé que je pouvais à peine avaler une gorgée de lait. Je fis un immense effort pour rassembler mes forces, afin d'atteindre les couches les plus profondes de ma conscience et ce fut à ce moment-là que je m'aperçus de la présence de mes ennemis. Comme si, ayant plongé au fond de la mer, j'avais eu soudain conscience d'être entouré de requins. Évidemment, je ne pouvais pas les « voir » au sens propre du terme, mais je pouvais sentir leur présence aussi nettement que l'on sent la douleur d'une rage de dents. Ils étaient là tout au fond, à un niveau de mon être où ma conscience ne pénétrait jamais. Alors, comme j'essayais de me maîtriser pour ne pas crier d'épouvante, tel un homme qui sent sa destruction inévitable, je compris soudain que je les avais vaincus. Mes forces vitales les plus profondes s'étaient liguées contre eux. Une force immense que jusqu'alors j'ignorais posséder avait surgi, tel un géant. C'était une force beaucoup plus puissante que la leur, qui les contraignait de battre en retraite. J'en découvrais de plus en plus, des milliers, et pourtant je savais qu'ils ne pouvaient rien contre moi. Après cela, la vérité m'apparu avec une telle évidence que je demeurai confondu. Tout était parfaitement clair; j'avais tout compris. J'avais compris pourquoi ils tenaient tant à ce que l'on ne soupçonnât pas leur existence. L'homme possède en effet plus de puissance qu'il n'en faut pour les détruire tous, mais tant qu'il n'a pas conscience de leur existence, ils peuvent vivre à ses dépens, lui sucer son énergie à la manière de vampires.
Ma femme entra dans la chambre et fut étonnée de me voir rire comme un fou. Un instant, elle pensa que j'avais perdu la raison. Puis, elle comprit que ce rire était bien celui d'un homme sain d'esprit. Je lui demandai de m'apporter un bol de potage. Deux jours plus tard, j'étais sur pied, en parfaite santé et plus dynamique que jamais. Tout d'abord ma découverte me procura une telle joie que j'oubliai les vampires de l'esprit. Je compris combien ensuite cela était stupide. Ils avaient un immense avantage sur moi; ils connaissaient mon esprit beaucoup mieux que moi-même. Si je ne me montrais pas très prudent, ils pouvaient encore me détruire.
Mais pour l'instant, j'étais sauf. Lorsque, plus tard dans la journée, je ressentis les sourds assauts répétés d'une vague de dépression, je fis de nouveau appel à cette profonde source d'énergie intérieure, ainsi qu'à mon optimisme sur l'avenir humain. Les attaques cessèrent immédiatement et j'éclatai à nouveau de rire. Il me fallut des semaines pour parvenir à maîtriser ce rire nerveux qui se déclenchait toutes les fois qu'il m'arrivait d'affronter les parasites. Ce que j'avais découvert était tellement fantastique qu'un esprit non averti ne pouvait pas le comprendre. En fait, c'était une chance extraordinaire que je n'eusse pas fait cette découverte six mois auparavant, alors que je travaillais pour la Transworld. En effet, depuis lors, mon esprit s'y était préparé lentement et inconsciemment. Au cours de ces derniers mois, j'ai acquis de plus en plus la conviction que ce n'était pas une simple question de chance. J'ai le sentiment que des forces puissantes œuvrent aux côtés de l'humanité, bien que je n'aie aucune idée de leur nature. (...) Dans certains cas, ceux-ci ont même réussi à prendre complètement possession d'un esprit humain et à l'utiliser à leurs propres fins. Par exemple, je suis presque certain que le marquis de Sade était l'un de ces « zombis » dont l'esprit était entièrement sous le contrôle des vampires. Le caractère blasphématoire et la stupidité de ses œuvres ne sont pas, comme pour d'autres, une manifestation de vitalité démoniaque; la preuve en est que Sade n'a jamais, en aucune façon, atteint la maturité bien qu'il ait vécu jusqu'à l'âge de 74 ans. Le seul but de son œuvre a été d'accroître la confusion mentale de l'espèce humaine en déformant et en dénaturant délibérément la vérité sur la sexualité.
A part ces faits évidents, je n'ai pas appris grand-chose sur les vampires de l'esprit. Je soupçonne qu'il y en a toujours eu au moins quelques-uns sur la terre. L'idée chrétienne du démon vient peut-être d'une obscure intuition du rôle qu'ils ont joué dans l'histoire de l'humanité, rôle qui consiste à s'emparer d'un esprit humain pour en faire un ennemi de la vie et du genre humain. Mais il serait faux d'accuser les vampires de tous les maux de l'humanité. L'homme est un animal qui essaie de devenir un dieu. La plupart de ses problèmes découlent fatalement de cette aspiration. J'ai, quant à moi, une autre théorie que j'exposerai ici par souci de ne rien négliger. Je soupçonne qu'il existe dans l'univers de nombreuses espèces qui, comme la nôtre, cherchent à évoluer. Au cours des premières phases de son évolution, toute espèce se préoccupe surtout de conquérir un milieu, de se défendre contre ses ennemis, de se procurer ce qu'il faut pour vivre. Mais, tôt ou tard, il arrive un moment où l'espèce a franchi toutes ces étapes et peut alors tourner son attention vers des préoccupations spirituelles « Mon esprit est mon royaume », disait Sir Edward Dyer. Et lorsque l'homme se rend compte que son esprit est un royaume au sens propre du terme, un immense domaine inexploré, il a franchi la limite qui le sépare d'un dieu.
Je soupçonne également ces vampires de l'esprit de s'attaquer aux espèces qui ont presque atteint cette phase de leur évolution et qui sont sur le point d'accéder à une nouvelle puissance, puis de vivre à leurs dépens jusqu'à leur destruction. Ce n'est pas leur véritable intention de les détruire, car il leur faut alors chercher une nouvelle proie. Ils préfèrent vivre le plus longtemps possible aux dépens de leurs hôtes qui sont, eux, absorbés dans le combat que leur impose l'évolution. Leur but est donc d'empêcher l'homme de découvrir son monde intérieur afin que son attention reste tournée vers l'extérieur. A mon avis, il est évident que les guerres du XXe siècle nous ont été imposées par ces vampires. Hitler, comme Sade, était presque certainement un autre de leurs « zombis ». Une guerre mondiale totalement destructrice ne servirait pas leurs buts, tandis que de continuels petits conflits font admirablement leur jeu. Que deviendrait l'homme s'il pouvait détruire ces vampires ou les chasser? Tout d'abord, il en retirerait certainement un extraordinaire soulagement mental, une impression de libération, un regain d'énergie et d'optimisme. Cette libération d'énergie entraînerait une floraison de chefs-d'oeuvre artistiques. L'humanité réagirait à la manière d'un enfant qui quitte l'école le dernier jour du trimestre. Puis, l'homme s'orienterait vers la découverte de son domaine intérieur. Il recueillerait l'héritage d'Husserl. (Le fait qu'Hitler soit responsable de la mort d'Husserl, alors que ce dernier était sur le point de faire de nouvelles découvertes, est très significatif.) L'homme réaliserait soudain qu'il possède en lui-même des pouvoirs en comparaison desquels la bombe H est une simple plaisanterie. Aidé peut-être par des produits tels que la mescaline, il deviendrait pour la première fois un habitant du monde de l'esprit, au même titre qu il est actuellement un habitant de la Terre. Il explorerait les territoires de l'esprit comme Livingstone et Stanley ont exploré l'Afrique. Il découvrirait qu'il a plusieurs « moi », et que ses « moi » les plus élevés sont ce que ses ancêtres auraient appelé des dieux.
J'ai une autre théorie qui est si absurde que j'ose à peine en parler. A leur insu, les vampires de l'esprit sont les instruments d'une force supérieure. Ils peuvent naturellement réussir à détruire la civilisation aux dépens de laquelle ils vivent. Mais si, par chance, cette espèce devient consciente du danger, le résultat est à l'extrême opposé de celui qu'ils visent. Un des principaux obstacles à l'évolution humaine est l'apathie de l'homme, sa tendance à se laisser aller et à remettre les choses au lendemain. En un certain sens, c'est un danger plus grave pour l'évolution, ou du moins un obstacle plus grand, que les vampires eux-mêmes. Une fois qu'une espèce a pris conscience de l'existence de ces vampires, la bataille est déjà à moitié gagnée. Lorsque l'homme possède un but et une croyance, il est pratiquement invincible.
Les vampires peuvent peut-être servir parfois à immuniser l'homme contre sa propre indifférence, contre sa propre paresse. Mais ce n'est là qu'une hypothèse absolument gratuite. Il existe un autre problème, beaucoup plus important que cette hypothèse : comment faire pour se débarrasser de ces vampires? Pour répondre à cette question, il ne suffit pas de rapporter des « faits ». Les faits historiques ne signifient rien en eux-mêmes, il ne faut en tenir aucun compte. Il faut en quelque sorte avertir l'espèce humaine du danger qu'elle court. Si je le faisais grâce à une interview à la télévision ou à une série d'articles je serais peut-être écouté, mais je crois que les gens me prendraient tout simplement pour un fou. Oui, vraiment, c'est un problème difficile à résoudre. A moins de persuader tout le monde de prendre une dose de mescaline, je ne vois aucun moyen de convaincre les gens. Et encore ne suis-je pas certain que la mescaline aurait l'effet souhaité. Sinon, je pourrais peut-être essayer de déverser une grande quantité de mescaline dans les adductions d'eau d'une ville. Non, une telle idée est impensable. Avec les vampires de l'esprit toujours prêts pour l'attaque, il ne faut pas risquer de compromettre ainsi l'équilibre mental des hommes, c'est une chose trop fragile. Je comprends maintenant pourquoi les expériences que j'ai tentées à la Transworld ont échoué si lamentablement. Les vampires ont délibérément exterminé ces individus en guise d'avertissement à mon intention. L'être moyen ne possède pas l’équilibre mental suffisant pour leur résister.

Colin Wilson, Les parasites de l'esprit, 1967. Traduction Marie-Raymonde Delorme, Nouvelles éditions Oswald, 1980, pp. 59-70

mercredi 15 septembre 2010

L'énergie des souvenirs mémorables. Carlos Castaneda




Ce livre recueille les épisodes mémorables de ma vie. J’ai rassemblé ces souvenirs épars sur les instructions de don Juan Matus, un chaman indien Yaqui du Mexique qui a été mon maître et s’est efforcé pendant treize ans de me faire accéder au monde cognitif des anciens chamans de son pays. (…) Il me révéla par la suite que, pour les chamans du Mexique d’autrefois, cette pratique était un excellent moyen de stimuler les engorgements énergétiques qui subsistaient en nous. Ceux-ci contenaient, selon eux, une énergie qui, provenant du corps lui-même, avait été déplacée et occultée par les circonstances de notre vie quotidienne. Cette récapitulation des événements mémorables de notre existence était pour don Juan et les chamans de sa lignée une façon de redéployer l’énergie inutilisée.
Pour ce faire, il est impératif de reconstituer le plus sincèrement et intensément possible l’intégralité des émotions et des réflexions leur ayant été associées, sans en omettre aucune. Les chamans de sa lignée, disait don Juan, étaient convaincus que cette pratique permettait d’effectuer un réglage émotionnel et énergétique indispensable chez ceux qui, en termes de perception, voulaient s’aventurer en terrain inconnu.

Carlos Castaneda, Le voyage définitif, 1998. Traduit par Nikou Tridon, éditions du Rocher, 2000, pp. 13-14

samedi 11 septembre 2010

La respiration, retour à l'attention de soi et de la vie.




Le premier établissement de l’attention est fondé sur le corps, ce qui inclut le souffle, les positions du corps, les actes du corps, les parties du corps, les quatre éléments composant le corps et la dissolution du corps.

Premier exercice – La respiration consciente
Il va dans la forêt, au pied d’un arbre, ou dans une pièce vide, s’assied jambes croisées dans la posture du lotus, le corps droit, et établit l’attention devant lui. Il inspire, conscient d’inspirer. Il expire, conscient d’expirer.

La première pratique consiste en la pleine conscience de la respiration. Quand nous inspirons, nous savons que nous inspirons. Quand nous expirons, nous savons que nous expirons. En pratiquant ceci, notre respiration devient une respiration consciente. Cet exercice est simple, pourtant ses effets sont profonds. Pour y arriver, il faut consacrer tout l’esprit à la respiration et à rien d’autre. En suivant l’inspiration du souffle, par exemple, nous devons prendre garde aux pensées distrayantes. Dès que survient une pensée comme « j’ai oublié d’éteindre la lumière dans la cuisine », la respiration cesse d’être consciente parce que nous pensons à autre chose. Pour réussir, la respiration doit rester concentrée sur la respiration pendant toute la durée de chaque inspiration ou expiration. Pendant que nous respirons, notre esprit fait un avec notre souffle et nous devenons un avec notre souffle. C’est le sens de l’ « attention au corps dans le corps ».
Tout le monde peut réussir à pratiquer l’attention durant une seule respiration consciente. Si nous continuons à suivre consciemment dix respirations sans que notre esprit ne s’égare, nous avons fait un progrès précieux sur le chemin de la pratique. Si nous pouvons pratiquer la respiration consciente pendant dix minutes, un changement important se produira en nous. Comment une pratique aussi simple peut-elle engendrer des résultats aussi importants et quels sont ces résultats ?
Le premier résultat de la respiration consciente est un retour à soi-même. Dans la vie quotidienne, on se perd souvent dans l’oubli. L’esprit poursuit mille choses et prend rarement le temps de revenir à soi-même. Quand on est ainsi longtemps resté perdu dans l’oubli, on perd contact avec soi et on se sent séparé de soi. Ce phénomène est très courant à notre époque. La respiration consciente est un merveilleux moyen de retourner à soi-même. En étant conscient de son souffle, on revient à soi avec la rapidité de l’éclair. Comme un enfant rentrant à la maison après un long voyage, on se sent chaud au cœur, on se retrouve. Revenir à soi-même est déjà un remarquable succès sur le chemin de la pratique.
Le deuxième résultat de la respiration consciente est l’entrée en contact avec la vie au moment présent, le seul moment où nous pouvons toucher la vie. La vie en nous et autour de nous est abondante et magnifique. Si nous ne sommes pas libres, nous ne pouvons être en contact avec elle et ne vivons pas réellement notre vie. Les regrets concernant le passé, les inquiétudes de l’avenir ou l’attachement et l’aversion dans le présent ne devraient pas nous emprisonner.
La respiration pleinement consciente est un moyen miraculeux de dénouer les nœuds du regret ou de l’inquiétude et d’être en contact avec la vie au moment présent. Quand nous vivons notre respiration, nous sommes déjà à l’aise, nos inquiétudes et nos désirs ne nous dominent plus. A mesure que nous respirons consciemment, notre souffle devient plus léger, la paix et la joie s’élèvent et se stabilisent d’instant en instant. Nous fondant sur le souffle, nous revenons à nous-mêmes et sommes capables de rétablir l’unité de notre corps et de notre esprit.

Thich Nhat Hanh, Transformation et Guérison, Le Sutra des Quatre établissements de l'attention, 1990. Traduction Sylvie Carteron, Albin Michel, collection Spiritualités vivantes, 1997. Edition de poche, 1999, pp. 45-47

mardi 20 juillet 2010

Richard Moss, le retour à l'être




La spiritualité n’a rien à voir avec la survie. Ce n’est pas une médecine qui va nous aider à aller mieux, ni une sorte de chirurgie qui nous permettrait d’extirper les mauvaises pensées ou les mauvais sentiments. Elle est une aspiration, un désir très profond pour quelque chose qui n’a pas de but. Pour moi, le voyage spirituel consiste à revenir au commencement de nous-mêmes, c’est-à-dire à l’expérience de l’être, de quelque chose qui émerge à l’intérieur de nous, continuellement, et qui ne peut être attribué à aucune sorte d’activité, qui n’est pas le résultat de quelque chose. L’ego ne peut entrer dans cet espace de la vie profonde. Aussi la spiritualité est-elle le relâchement, ou la mort, de l’identité personnelle, de l’activité qui crée le sens du moi, dans l’expérience de la plénitude de l’Être.

Ce qui implique un abandon, un lâcher-prise auquel nous semblons bien peu disposés !

Parce que nous sommes habités par une peur profonde, qui du point de vue de l’ego est la peur de ne plus exister. Nous vivons sous la direction de ce que j’appellerai « le dieu de la peur". Un dieu de la peur qui nous dit : « Si tu obéis aux règles, si tu restes assis suffisamment d’heures en méditation, si tu pries humblement et sincèrement Dieu, alors tu seras sauvé, tu retrouveras l’espoir, tu seras heureux… » De fait, nous ne faisons toujours que chercher à survivre, en imaginant que l’éveil va nous permettre de survivre encore mieux.

D’où vient cette peur si profonde que vous évoquez ?

Cette peur correspond, en chaque être humain, à un endroit où nous avons perdu notre foi en nous-mêmes. Ce n’est pas une foi conscience, c’est la foi primordiale, innée. (...)

Entretien avec Richard Moss, in Enquête au cœur de l’être, Georges-Emmanuel Hourant, éditions Albin Michel, collection « Espaces libres », 2008.

jeudi 15 juillet 2010

Le Hagakuré - la sagesse et l'oubli du moi




Certaines personnes ont la capacité innée de mobiliser leur intelligence dès que la situation l’exige. D’autres, au contraire, veilleront des nuits entières, martelant les oreillers, à force d’angoisse et de concentration jusqu’à ce qu’ils trouvent une solution au problème. Mais si on ne peut, dans une certaine mesure, éviter de telles différences de tempérament, n’importe qui peut, en faisant sien les Quatre Vœux, acquérir une sagesse inimaginable auparavant. On pourrait croire que quels que soient ses dons et si difficile que soit le problème posé, on devra bien finir par trouver une solution si on y réfléchit avec assez de concentration et assez longtemps. Mais tant qu’on fonde ses raisonnements sur le « moi », on ne sera que malin et non pas sage. L’être humain est déraisonnable et il a du mal à renoncer au « moi ». Dans une situation délicate, pourtant, si on laisse de côté le problème particulier qui se pose pour se concentrer sur les Quatre Vœux et abandonner le « moi » avant de se mettre en quête d’une solution, on ne commettra pas souvent d’erreur.
Hagakuré, Livre I
In Yukio Mishima, Le Japon moderne et l’éthique samouraï, traduction Emile Jean, Arcades Gallimard, 1985, p. 101

mercredi 9 juin 2010

Castaneda et la phénoménologie




« La perception ordinaire ne nous dit pas toute la vérité. Il doit y avoir quelque chose d’autre que le simple passage sur la terre, le seul fait de manger et de se reproduire », dit-il avec véhémence. Et avec un geste que nous interprétâmes comme une allusion au non-sens général et à l’immense ennui de la vie en sa monotonie quotidienne, il nous demanda :
« Tout ce qui nous entoure, qu’est-ce que c’est ? »
Le sens commun correspondrait à cet accord auquel nous sommes parvenus, à l’issue d’un long processus éducatif qui nous impose la conscience ordinaire comme unique vérité.
« L’art du sorcier, dit Castaneda, consiste précisément à amener l’apprenti à découvrir et à détruire ce préjugé perceptif. »
Selon lui, Edmund Husserl est le premier philosophe en Occident à avoir conçu la possibilité de « suspendre le jugement ». La méthode phénoménologique, sans les nier, « met entre parenthèses » les éléments qui soutiennent notre perception ordinaire.
Castaneda considère que la phénoménologie lui offre le cadre théorique et méthodologique le plus approprié pour comprendre l’enseignement de Don Juan. Pour la phénoménologie, l’acte de connaissance dépend de l’intention et non de la perception. La perception varie toujours en fonction d’une histoire, c’est-à-dire en fonction d’un sujet aux savoirs acquis, un sujet immergé dans une tradition déterminée. La règle la plus importante de la méthode phénoménologique, c’est cette idée d’aller « vers les choses elles-mêmes »
« La tâche que Don Juan a accomplie avec moi, insista Castaneda, a consisté à briser peu à peu les préjugés perceptifs jusqu’à la rupture totale. »
La phénoménologie « suspend » le jugement et se limite à la « description » de purs actes intentionnels.
Ainsi, par exemple, l’objet « maison », je le construis. Le référent phénoménologique est minime. C’est l’intention qui transforme le référent en quelque chose de concret et de singulier, poursuivit-il.
La phénoménologie, cependant, n’a pour Castaneda qu’une valeur méthodologique. Husserl ne dépassa jamais le niveau théorique et, par conséquent, n’atteignit pas l’être humain dans sa vie de tous les jours.
Pour Castaneda, l’homme Occidental – essentiellement l’homme européen – a atteint au grand maximum le niveau de l’homme politique. Cet « homme politique » serait l’ « épitomé » de notre civilisation.
« Don Juan, dit-il, avec son enseignement, ouvre la porte sur une autre sorte d’homme, beaucoup plus intéressant : un homme qui vit déjà dans un monde ou un univers magique. »
Comme je réfléchissais à cette notion d’ « homme politique », me revint en mémoire un livre d’Eduard Spranger intitulé Lebensformen : il y est dit que la vie de l’homme politique est « faite d’un enchevêtrement de relations de pouvoir et de rivalités ». L’homme politique est un homme d’autorité, dont le pouvoir contrôle aussi bien la réalité concrète que les êtres qui l’habitent. Le monde de Don Juan, au contraire, est un monde magique peuplé de forces et d’entités.
(...)
Est-ce que pour vous le corps entier est un organe de connaissance ? demandai-je ?
« - Bien sûr ! Le corps sait », me répondit-il.
En guise d’exemple, Castaneda évoqua les nombreuses possibilités de cette partie de la jambe qui va du genou à la cheville et où se trouverait un centre de la mémoire. (…) L’enseignement de Don Juan transforme peu à peu le corps en « scanner électronique » (…)
Le corps aurait la possibilité de percevoir la réalité qui, à son tour, révélerait les configurations de la matière elles aussi diverses.
Il était évident que, pour Castaneda, le corps a des possibilités de mouvement et de perception auxquelles la majorité d’entre nous n’est pas habituée. Il se leva et, nous montrant son pied et sa cheville, il nous parla des possibilités de cette partie du corps et du peu de chose que nous savons sur tout cela.
« Dans la tradition toltèque, affirma-t-il, on entraine l’apprenti à développer ces possibilités. C’est à ce niveau que Don Juan commence à construire. »
En méditant sur ces paroles de Castaneda, je fis un rapprochement avec le yoga tantrique et les différents centres, ou « chakras », que la maître éveille peu à peu au moyen de certains rituels. Dans le livre El círculo hermètico, de Miguel Serrano on lit que les « chakras » sont des « centres de conscience ». Dans le même livre, Carl G. Jung rapporte à Serrano une conversation avec un chef indien pueblo nommé Ochwian Biano, ou Lac de la Montagne.
« Il me parlait de l’impression que lui faisaient les Blancs, toujours si agités, toujours à la recherche de quelque chose, ou en train d’aspirer à quelque chose… d’après Ochwian Biano, les Blancs étaient fous, parce qu’ils prétendaient penser avec la tête, et il n’y a que les fous pour penser ainsi. Cette affirmation du chef indien me surprit beaucoup et je lui demandai de me dire avec quoi il pensait, lui. Il me répondit qu’il pensait avec le cœur. »

Graciela Corvalán, Conversation de fond avec Carlos Castaneda, 1992. Traduit de l’espagnol par Eva Martini. Editions de Cerf, 1994, 2ème édition, pp. 40-46

dimanche 6 juin 2010

L'alchimie taoïste de Gustav Meyrink, les Immortels volants





"Celui qui est devenu la cime d’un arbre, et qui porte consciemment en lui l’homme primordial qui est la racine, celui-là s’incorpore consciemment à cette communauté en passant par le martyre, c’est-à-dire : « La dissolution du cadavre et de l’épée"
Le secret de cette opération fut révélé jadis à des milliers et des milliers dans la Chine de l’Antiquité, mais il ne nous en est parvenu que des bribes.
Ecoute, par exemple.
Il y a certaines transmutations qu’on appelle Schi-kiai, c’est-à-dire la dissolution des épées. La dissolution du cadavre est la condition dans laquelle le corps du défunt devient invisible, tandis que lui-même est promu à l’immortalité.
Dans certains cas, le corps ne perd que la pesanteur, ou bien il conserve les apparences de la vie. Dans la dissolution des épées, le corps disparaît et il est remplacé dans le cercueil par une épée.
Telles sont les armes magiques destinées à l’heure du dernier combat.
Ces deux dissolutions constituent un art que les êtres plus avancés sur la voie communiquent aux disciples favorisés.
La tradition dit, dans le Grand Livre de l’Epée :
Il arrive, dans la dissolution du cadavre, que l’homme, une fois mort, revienne à la vie. Il arrive que la tête, sectionnée, reparaisse d’un côté. Il arrive que l’enveloppe subsiste, mais sans les os.
Les hauts d’entre les délivrés reçoivent, mais n’agissent pas ; les autres disparaissent en plein jour avec leurs cadavres. Ils peuvent devenir des « Immortels volants ».
(…)
"Mais maintenant je vais te parler du secret de la main, du secret du souffle et de la lecture du livre couleur de cinabre.
Ce livre est dit couleur de cinabre parce que, selon une croyance chinoise qui remonte à la plus haute antiquité, c’est la couleur des vêtements des Parfaits qui demeurent sur terre pour le salut de l’humanité.
De même qu’un homme ne peut comprendre le sens d’un livre s’il se contente de le tenir à la main ou de la feuilleter, sans le lire, de même le déroulement de son existence ne lui est d’aucun profit tant qu’il n’en a pas compris le sens ; les événements se succèdent comme les feuilles d’un livre : il les voit apparaître et disparaître, et à la dernière est écrit le mot : Fin
Il ne sait même pas que le livre continue à se rouvrir indéfiniment jusqu’à ce qu’il ait fini pour apprendre à lire.
Et, tant qu’il n’a pas appris cela, la vie demeure pour lui un jeu sans profit, où se mêlent joies et douleurs.
Mais lorsqu’enfin il commence à comprendre les paroles de vie qui y sont écrites, alors s’ouvrent les yeux de son esprit, qui commence à respirer et lire avec lui.
C’est là le premier degré sur la voie de la dissolution du cadavre, car le corps n’est autre chose que de l’esprit coagulé ; il se dissout quand l’esprit commence à s’éveiller, comme de la glace plongée dans l’eau commence à fondre si l’eau se met à bouillir.
Le livre de la destinée prend pour chacun toute sa signification dans la racine ; mais les lettres dansent une folle sarabande pour celui qui ne prend pas la peine de les déchiffrer tranquillement l’une après l’autre dans l’ordre où elles se trouvent.
C’est le cas des violents, des cupides, des ambitieux, des puritains, de ceux qui sont atteints du virus de vouloir façonner leur destinée autrement que la mort l’a prescrit dans le livre.
Mais celui qui ne se soucie plus de feuilleter, de voir défiler les pages, qui ne s’en fait plus une joie et ne s’en fait plus un souci, mais s’efforce en lecteur attentif d’en comprendre le sens mot par mot, devant celui-là s’ouvre aussitôt un livre de la destinée plus haute, jusqu’à ce qu’enfin, en tant qu’Elu, il trouve devant lui le Livre couleur de cinabre qui recèle tous les secrets.
C’est la seule voie qui permette de s’évader de la geôle du destin ; toute autre méthode n’est qu’une lutte angoissante et vaine dans le nœud coulant de la mort.
Les plus pauvres en cette vie sont ceux qui ne savant plus qu’il existe une liberté au-delà de la geôle, pareils à des oiseaux nés en cage qui, abondamment nourris, ont désappris à voler."

Gustav Meyrink, Le Dominicain blanc, Editions du Rocher, 1986, traduction A.D. Sampieri, pp.123-126.


samedi 1 mai 2010

Nouvelle consience, nouvelle Terre. Eckhart Tolle




L’expansion naturelle de la vie qui vient avec le mouvement d’extériorisation a toujours été prise en otage par l’ego au profit de sa propre expansion. « Regarde ce que je suis capable de faire. Je parie que tu ne peux pas le faire ! » dit le petit enfant à un autre quand il découvre que ses forces et ses capacités physiques augmentent. C’est une des premières tentatives de l’ego de se donner de l’importance par l’identification au mouvement et au concept « plus que toi ». Il se gonfle en diminuant les autres. (…)
Par contre, à mesure que votre conscience augmente et que l’ego cesse de contrôler votre vie, point besoin d’attendre que votre monde se ratatine ou s’effondre avec la vieillesse ou le malheur pour découvrir votre raison d’être intérieure et vous éveiller. A mesure que la nouvelle conscience émerge sur la planète, un nombre croissant de gens n’ont plus besoin de se faire secouer pour s’éveiller. Ils accueillent le processus d’éveil volontairement même lorsqu’ils sont encore pris dans le mouvement de croissance et d’expansion. (…)
Jusqu’à maintenant, l’intelligence humaine, qui n’est qu’un infime aspect de l’inteligence universelle, a été déformée et mal employée par l’ego. J’exprime cela en disant que l’intelligence est au service de la folie. (…)
Sans le dysfonctionnement de l’ego, notre intelligence s’aligne totalement sur le cycle d’expansion et d’intelligence universelle et sur la pulsion à créer.
(…)
Peu importe notre niveau d’activité et la quantité d’efforts que nous fournissons, c’est notre état de conscience qui crée notre monde. S’il n’y a aucun changement sur le plan intérieur, même une infinité de gestes ne pourront faire la différence. Nous ne ferions que recréer sempiternellement des versions modifiées du même monde, d’un monde qui est le reflet de l’ego.

Eckhart Tolle, Nouvelle Terre, l'avènement de la conscience humaine, 2005. Traduction Annie J. Ollivier, édition Ariane, 2005.

mercredi 28 avril 2010

Rêves et réincarnation. Denis Saurat




La Mère au Fils : Quand ta fille est venue au monde, moi, je le savais; j'ai fait un rêve, et à la même heure que je me suis réveillée avec un grand cri, et que ça a réveillé ton père et nous avons regardé l'heure, tu pourrais le lui demander, mais il est mort.
Et puis tu as écrit et tu nous as dit l'heure, et c'était l'heure.
C'est ma fille à moi, ta soeur qui était morte, qui est venue dans mon rêve et qu'elle m'a dit :
- Voilà, vous ne voulez plus d'enfants et moi je veux revenir sur la terre, parce que j'ai été malheureuse et maintenant je veux être heureuse. Toi, maintenant, si tu me voulais je reviendrais, mais tu ne veux plus d'enfants, tu as été trop malheureuse avec tes enfants.
"Alors, voilà, je vais aller dans le corps d'une étrangère, de la femme de mon frère, et je serai sa fille, puisque je ne peux pas être la tienne. Mais je ne veux le faire que si tu me donnes la permission. Dépêche-toi de me dire, il n'y a plus que quelques minutes; si tu dis non, l'enfant viendra au monde mort; si tu dis oui, ce sera moi, vivante; et moi je veux vivre, je veux être heureuse. Dépêche-toi !"
Alors, moi, j'ai crié ; "Va-t'en! Va-t'en! tout haut, que j'ai réveillé ton père et je me suis réveillée.
Et puis tu as écrit qu'elle était née à cette heure-là, et qu'en naissant elle avait le cordon enroulé autour du cou, et que le médecin il l'a vu tout de suite, et il a passé le doigt et il l'a déroulé, et sans cela l'enfant était étouffé.
Si je n'avais pas crié : Va-t'en, c'était trop tard.

Denis Saurat, La mort et le rêveur. Editions du Vieux Colombier, Paris, 1947. Réédition Praxis-Lacour, 1990, pp. 26-27.

samedi 3 avril 2010

Retrouver le mystère du monde. Carlos Castaneda




Chaque fois que nous finissons de nous parler, le monde est toujours tel qu'il devrait être. Nous le renouvelons, nous lui insufflons de la vie, nous le soutenons de notre bavardage intérieur. Et ce n'est pas tout, nous choisissons aussi nos chemins comme nous parlons à nous-mêmes. Par conséquent, nous répétons toujours et toujours les mêmes choix jusqu'au jour où nous mourons, cela parce que nous continuons toujours et toujours à répéter le même bavardage intérieur jusqu'au jour où nous mourons.
- Comment puis-je cesser de me parler ?
- En premier lieu tu dois faire usage de tes oreilles pour les charger d'une part du fardeau de tes yeux. Depuis le jour de notre naissance nous utilisons nos yeux pour juger le monde. Nous parlons, aux autres et à nous-mêmes, en termes de ce que nous avons vu. Un guerrier est conscient de cela, et il écoute le monde. Il écoute les sons du monde.
(...) Le monde est comme ci ou comme ça parce que nous disons qu'il est ainsi. Si nous cessons de nous dire que le monde est comme ça, le monde cessera d'être comme ça (...) tu dois commencer à dé-faire très lentement le monde. (...) Ton problème est que tu confonds le monde avec ce que les gens font (...) jamais nous n'apprenons que les choses que nous faisons en tant qu'hommes sont seulement des boucliers, ce qui fait que nous laissons ces choses dominer et écraser nos vies. En fait je pourrais dire que pour l'humanité ce que font les gens est plus conséquent et plus important que le monde lui-même.
- Qu'appelez-vous le monde ?
- Le monde est tout ce qui est enfermé ici, dit-il, et il frappa du pied par terre. La vie, la mort, les gens, les alliés, et tout ce qui nous entoure. Le monde est incompréhensible. Nous ne le comprendrons jamais. Nous ne dévoilerons jamais ses secrets. Nous devons le traiter comme tel qu'il est, un mystère absolu !

Carlos Castaneda, Voir, 1971. Traduction Marcel Kahn, éditions Gallimard, 1973, collection Folio/Essais, impression 1998, pp.281-283

Comment réagir à l'inhabituel ? Carlos Castaneda




Chaque fois que nous sommes confrontés dans la vie à des situations inhabituelles, nous recourons à trois sortes de mauvaises habitudes. Tout d'abord, nous pouvons négliger ce qui est en train de se produire ou ce qui est en train de se produire ou ce qui est déjà arrivé, et nous sentir comme si rien ne s'était passé. C'est la façon d'agir du sectaire. Puis nous pouvons accepter n'importe quoi selon les apparences et avoir le sentiment de connaître ce qui se passe. C'est le comportement de l'homme zélé. Enfin nous pouvons être obsédés par un événement, parce que nous ne pouvons ni le négliger ni l'accepter entièrement. C'est la manière de l'imbécile (...). Il y en a une quatrième, qui est la correcte, c'est la manière du guerrier. Un guerrier agit comme si rien n'était jamais arrivé, parce qu'il ne croit en rien, quoiqu'il arrive, parce qu'il accepte les choses telles qu'elles se présentent. Il accepte sans accepter, il néglige sans négliger. Il n'a pas le sentiment de savoir, mais il ne se sent pas non plus comme s'il contrôlait la situation, même s'il tremble dans ses souliers. D'agir ainsi fait disparaître l'obsession.

Carlos Castaneda, Histoires de pouvoir, 1974. Traduction Carmen Bernand, éditions Gallimard, 1975, page 55.

mercredi 31 mars 2010

Le Bois noir...




Les états d’âme, poursuivait-il, que les gens éveillent en nous sont dus à leur vie cachée qui influence la nôtre. Le vide est attiré par le vide. Par exemple, quelqu’un vous retrouve dans une pièce où il n’y a personne : instantanément vous changez l’un et l’autre. Le nouvel arrivant, sans avoir rien dit, a causé un changement dans votre état d’âme. Les états d’âme de la nature ne peuvent-ils pas nous toucher, nous stimuler, en vertu d’une prérogative semblable ? La mer, les collines, le désert éveillent la passion, la joie, la terreur, suivant les cas ; pour quelques-uns, peut-être (…) des émotions d’une splendeur curieuse, fulgurante qu’il est tout à fait impossible de qualifier. Eh bien… d’où viennent ces pouvoirs ? A coup sûr, de rien qui soit… mort ! Est-ce que l’influence d’une forêt, son empire, l’étrange ascendant qu’elle exerce sur certains esprits, n’est pas une manifestation directe de vie ? Cette mystérieuse émanation des grands bois resterait sans cela impossible à expliquer. Certains tempéraments appellent résolument cette influence.

Algernon Blackwood, Celui que les arbres aimaient, 1962. in Le Wendigo, traduction Jacques Parsons, éditions Denoël, 1972

samedi 27 mars 2010

Pensées-frontières entre conscience ordinaire et subconscient. Colin Wilson




Le « vol plané » nous donne une vue d’oiseau (…). Dès que nous avons décollé, nous nous apercevons que nous gaspillons la plupart de nos forces à maîtriser des émotions banales ou négatives ; nous ressemblons à des lutteurs qui s’entravent eux-mêmes. Ces émotions nous clouent au sol, ce qui explique que nous passons toute notre vie dans un état analogue à l’ « hystérie » de Janet (Pierre Janet, qui hypnotisa une neurasthénique) et que nous considérons comme la conscience normale. En fait elle est si contractée que nous respirons avec peine. Etroite, hantée par l’anxiété, elle est la conséquence de la confusion psychologique dans laquelle nous vivons. Le vol plané nous fait prendre conscience de la force de nos réactions.
L’esprit possède plusieurs portes intérieures, telles les vannes d’un canal. Dès qu’on a passé une porte, il est difficile de sortir, comme je le découvris lorsque je me trouvais pris au piège derrière la porte de l’angoisse. Notre conscience « ordinaire » est une autre de ces portes. Et chacune nous sépare un peu plus de la « source d’énergie, de sens et de volonté », de l’élan de vitalité qui naît du subconscient.


(…) Si vous vous réveillez au milieu de la nuit et pensez à l’argent ou tentez de résoudre un problème de mathématiques, vous aurez du mal à vous rendormir. L’usage de la faculté de raisonnement vous a entrainé loin des chaudes profondeurs du subconscient. Si vous pouvez emplir votre esprit d’images, rideaux de velours, nuages à la dérive, immeubles géants, vous sombrez de nouveau peu à peu dans le monde de l’inconscient. En rejoignant l’inconscient, vous passez par un royaume crépusculaire qu’on a appelé l’état hypnagogique. Chacun a éprouvé ces états, ne serait-ce que quelques secondes. Et quiconque prend la peine d’y réfléchir observera quelque chose de très étonnant : ces images paraissent tout à fait indépendantes de « vous », comme lorsque vous regardez un film surréaliste à la télévision ou au cinéma. (…)
L’état obtenu est une variante du « vol plané » et on peut à loisir observer les images et les idées étranges qui flottent dans l’esprit. Van Dusen remarque : « Ceux qui ont exploré ces états ont la sensation d’être un récipient dans lequel se déverse la vie. En outre, lorsqu’on a longtemps observé ces pensées se développer de leur propre chef, on peut détecter le même processus dans la conscience ordinaire de l’état de veille. On ne considère pas longtemps la petite pensée-frontière qui pénètre notre esprit dans la journée comme notre propre création… L’idée que nous maîtrisons si peu de choses dans notre esprit en effraiera certains. Mais c’est un état normal et commun. Nous sommes une sorte de courant vital qui va et vient. Regarder ce va-et-vient nous éclaire sur notre pouvoir et nous rend plus humbles.

Colin Wilson, Mystères, 1978. Albin Michel, 1981, traduction Robert Genin et Sylvie Bérigaud, extraits pp. 198-200

dimanche 14 mars 2010

Passivité et attention. Colin Wilson




La passivité est profondément enracinée, en particulier chez l’homme civilisé. Bébés, nous restons passifs dans les bras de notre mère. Enfants, nous allons à l’école où nous écoutons, passivement, les professeurs. Et, dans le système d’éducation moderne, tout individu d’intelligence moyenne peut aller au lycée puis à l’université, après quoi il trouve toujours un emploi dans quelque vaste corporation. Le monde moderne dans son ensemble crée l’habitude de la conformité, de l’obéissance aux contraintes, et nous fait perdre l’habitude d’exercer notre liberté.
Toutes les formes d’attente engendrent aussi la passivité. Si j’attends un bus, quelque chose s’ « éteint » dans mon cerveau ; j’entre dans un état d’animation suspendue jusqu’à ce que le bus arrive. Assis dans le bus, en attendant d’arriver au bureau ou à la maison, ma conscience « s’éteint » de nouveau et je fixe, l’esprit vide, le paysage qui défile. Si le bus a du retard, l’attente se colore d’impatience et d’anxiété, toute possibilité d’utilisation créatrice de la conscience s’évanouit. Je suis comme un homme en équilibre précaire : la plus légère poussée peut me renvoyer à un état d’esprit irrité et négatif. (…) les conditions de l’existence humaine font que nous passons 90 pour 100 de notre temps dans un état passif, nous demandant que faire ensuite.

Notre attention est le gouvernail du planeur. Quand on a les pieds sur terre – comme c’est le cas la plupart du temps – elle apparaît comme un simple instrument nous permettant de nous diriger dans le journée ; notre attention passe d’un objet à un autre. Certains événements stimulent, d’autres découragent ; mais on est sur la terre ferme et on ne va pas loin dans l’une ou l’autre direction. (…) Le planeur invétéré connaît du moins une vérité fondamentale au sujet de l’univers : c’est sa volonté, ses dispositions et son attention personnelles qui provoquent l’extase ou la souffrance. Les autres restent prisonniers de l’illusion que la joie et la peine sont une réponse logique aux événements extérieurs, aussi perdent-ils leur vie à se battre avec les événements et à se sentir trompés lorsqu’ils s’aperçoivent qu’une amélioration ne peut les combler.

Colin Wilson, Mystères, 1978. Albin Michel, 1981, traduction Robert Genin et Sylvie Bérigaud, extraits page 332 et pp. 197-198

mardi 9 mars 2010

Notre perception de la réalité est intersubjective. Florinda Donner-Grau




D’un air rêveur, Isidorio Baltazar poursuivit en m’expliquant que, dans la vie de tous les jours, nous partageons notre état subjectif avec les autres humains. C’est pourquoi nous savons à tout instant ce qu’ils vont faire dans des situations données.
- C’est faux, complètement faux ! Ne pas savoir comment vont réagir les autres, c’est justement l’une des choses les plus passionnantes dans la vie. L’une des rares qui nous restent, ne me dis pas que tu veux la supprimer !
- Nous ne savons, bien sûr, pas exactement ce qu’ils vont faire, continua-t-il patiemment, mais nous pouvons énumérer les possibilités. La liste serait longue, certes, mais pas infinie. Et pour établir cette liste, inutile de demander leur avis aux autres : il nous suffit de nous mettre à leur place et d’écrire. Les diverses options sont valables pour tout le monde car elles sont communes à nous tous. L’état subjectif est le même pour tous. Nous appelons « bon sens » notre connaissance subjective du monde. Il peut varier d’un groupe à l’autre, d’une culture à l’autre, mais il est suffisamment homogène pour justifier l’idée que le monde de tous les jours est un monde intersubjectif. En revanche, avec les sorciers, le sens commun auquel nous sommes habitués ne fonctionne pas du tout. Ils possèdent un autre genre de bon sens car leur état subjectif est différent.
(...)

Les sorciers, poursuivit-il, nous font voir que la nature de la réalité est différente de ce que nous croyons. C’est-à-dire différente de ce que l’on nous a enseigné sur elle. Sur le plan intellectuel, nous ne rejetons pas l’idée que la culture prédétermine notre personnalité, notre comportement, nos connaissances et nos sentiments. Mais nous ne sommes pas prêts à concrétiser cette idée, à l’accepter comme une proposition concrète et pratique. Tout simplement parce que nous ne voulons pas admettre que la culture prédétermine également l’étendue de notre perception (…) Un sorcier est conscient des diverses réalités mais il utilise ses connaissances dans le domaine du pratique. Il sait, intellectuellement et pratiquement, que la réalité – ou le monde tel que nous le connaissons – n’est constituée que d’un accord extirpé à chacun d’entre nous. Et que cet accord pourrait être détruit puisqu’il ne s’agit que d’un phénomène social. Or, s’il est détruit, le monde s’écroule avec lui.

Florinda Donner-Grau. Les portes du rêve, 1991. Traduction Laurence Minard, Editions du Rocher, 1995. Extraits pages 174-175 et p. 178

samedi 27 février 2010

Remplir le corps d'énergie. Taisha Abelar




Essaie de t’imaginer comme un gigantesque entrepôt de mémoire, suggéra-t-elle. Dans cet entrepôt, quelqu’un d’autre que toi a emmagasiné des sentiments, des idées, des dialogues mentaux et des modes de comportement. Comme c’est ton entrepôt, tu peux y aller et fouiller partout quand tu veux et utiliser tout ce qui s’y trouves. Le problème, c’est que tu n’as absolument pas ton mot à dire sur le stock, car il était déjà établi avant que tu n’entres en possession de l’entrepôt. Ainsi, tu es radicalement limitée dans ta sélection d’objets.
(...)
Nous pouvons considérer le corps soit comme un organisme biologique, soit comme une source de pouvoir, expliqua Clara. Cela dépend de l’état du stock dans notre entrepôt ; le corps peut être dur et rigide ou souple et doux. Si notre entrepôt est vide, le corps lui-même est vide et l’énergie issue de l’infinité peut y circuler librement. (…)
Quand nous sommes suffisamment vidés de notre stock encombrant et périmé, l’énergie vient à nous et se rassemble naturellement. Quand une somme d’énergie suffisante se soude, elle se transforme en pouvoir. Tout peut annoncer sa présence : un bruit fort, une voix douce, une pensée étrangère, un élan soudain de vigueur ou de bien-être.

Taisha Abelar. Le passage des sorciers. Voyage initiatique d’une femme vers l’autre réalité. 1992. Editions du Seuil, 1998, traduction Sylvie Carteron. Extraits page 103 et page 135

La Conscience est un réseau




Depuis Husserl, il est admis que la conscience est « intentionnelle » : il faut qu’elle se fixe sur quelque chose, sinon elle ne voit rien. Tout le monde a pu constater qu’en certaines occasions, on peut jeter un coup d’œil à sa montre et ne pas voir l’heure qu’il est ; pour lire l’heure il faut se concentrer, faire une mise au point. Regardez ce qui se passe quand on veut lire en étant ivre ou très fatigué. On peut se fixer sur des phrases isolées, mais on ne comprend pas le sens du texte, bien que l’on comprenne parfaitement chaque phrase isolément. L’esprit est semblable à une lampe qui balaierait la page ; à mesure qu’une nouvelle phrase est éclairée, le reste retombe dans l’obscurité.
Par contre, lorsqu’on comprend ce qu’on lit, l’esprit continue à retenir le sens des phrases antérieures. C’est comme s’il avait deux mains, l’une qui saisit le sens des mots nouveaux les uns après les autres, l’autre qui conserve tout ce qui a été lu précédemment et peut relier les phrases entre elles, pour tirer la signification de l’ensemble. On peut exprimer cela d’une manière simple en disant que la conscience travaille en maniant des relations. Quand elle fonctionne normalement, elle fait la relation entre les nouveaux mots et leur signification, et tout ce qui précède.
Une conscience normale ressemble à une toile d’araignée, et nous sommes l’araignée au centre. Ce centre représente l’instant présent. Mais le sens de notre vie dépend de ces fils ténus qui s’étendent dans toutes les directions de l’espace et du temps et des vibrations qu’ils transmettent à la toile.
En temps normal, la conscience peut être représentée par une toile très petite ; notre vie est mouvementée comme si la toile était en butte à un vent violent. Mais, parfois, le vent retombe et nous réussissons à fabriquer une toile bien plus grande. (…) Cette structure en « toile d’araignée » est propre à chaque conscience ; seule varie la taille de la toile.
Les conséquences de ce qui précède sont immenses. Les « visions » et les extases des mystiques sont parfaitement normales et réelles ; ce ne sont pas des illusions. (…) Les philosophes pessimistes qui trouvent que la vie n’a aucun sens vivent simplement dans une toile trop restreinte. Ce que Sartre appelle « la nausée » (...)
L'homme est en train de se fabriquer naturellement une toile plus vaste qu'auparavant. Tel est le sens de son évolution (...)

Colin Wilson, La pierre philosophale, pp. 82-83, Nouvelles éditions Oswald, 1982. Traduction Gérard Blanc

jeudi 25 février 2010

Le moyen de la connaissance





La vie ne m’a pas déçu ! Je la trouve au contraire d’année en année plus riche, plus désirable et plus mystérieuse, - depuis le jour où m’est venue la grande libératrice, cette pensée que la vie pouvait être une expérience de celui qui cherche la connaissance, - et non un devoir, non une fatalité, non une duperie ! – Et la connaissance elle-même : que pour d’autres elle soit autre chose, par exemple un lit de repos, ou bien le chemin qui mène au lit de repos, ou bien encore un divertissement ou bien une flânerie, - pour moi elle est un monde de dangers et de victoires, où les sentiments héroïques eux aussi ont leur place de danses et de jeux. « La vie comme moyen de la connaissance » - avec ce principe au cœur, on peut non seulement vivre avec bravoure, mais encore vivre gaiement, et rire joyeusement !

Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, aphorisme n°324, pp.318-319, LGF, 1993. traduction d'Henri Albert, revue par Marc Sautet.

samedi 20 février 2010

"La signification du calumet" par Tahca Ushte




« Je tenais les calumets. Leurs fourneaux étaient ma chair. Le tuyau représentait chaque génération. Je sentais mon sang pénétrer dans le calumet, je le sentais refluer vers moi, tourner dans ma tête à la façon d’un esprit. Je sentais les calumets naître à la vie entre mes mains, et remuer. Je sentais leur pouvoir surgir d’eux et pénétrer mon corps, l’emplir tout entier. Des pleurs inondaient mon visage. Et il me vint en pensée un aperçu de la signification du calumet : grâce à celui du Bison Enfant, je me connaissais moi-même, je découvrais la terre autour de moi. La cécité de mon cœur disparaissait et me faisait voir un autre monde au-delà du quotidien de la peau de grenouille verte. Je compris que le calumet était mon église. Ce petit objet de bois et de pierre, aussi longtemps qu’il serait à moi, je n’aurais besoin de rien d’autre. Je sus que le calumet renferme en lui les pouvoirs de la nature, et que j’étais moi-même à l’intérieur du calumet. Je sus qu’en fumant le calumet, je me tenais au centre du monde, m’abandonnant moi-même au Grand Esprit, et que tout autre Indien priant avec le calumet devait avoir, à un moment ou l’autre, la même sensation. Je sus qu’en libérant la fumée vers le ciel, je libérais aussi en moi ce qui devait être libre, et qu’ainsi je faisais la joie de toutes les plantes et de tous les animaux de la terre. Tout cela, j’avais le pouvoir de le comprendre avec le cœur et le sang, de la même façon, j’imagine, qu’un animal comprend le monde – pas avec le cerveau. J’ai repensé à ces révélations des années durant. Même aujourd’hui, après tant de temps, leur souvenir me tient en éveil, la nuit.
Je fus soudain convaincu que si je mêlais mon haleine à la fumée sacrée, je l’urinais à l’haleine de toute créature vivante sur cette terre, et que la lueur de la braise était le feu sacré du Grand Esprit. Ce même feu qui est dans le soleil. Je sus que dans le calumet toutes les parcelles de la nature se fondaient en une, devenaient une. La pensée me vint que si un jour je parvenais à comprendre la signification du calumet, avec les symboles qui s’y cachent, alors seulement je saurais ce que signifie : être un Indien, ce que signifie être soi-même. »

Tahca Ushte – Richard Erdoes. De mémoire indienne. La vie d’un Sioux, voyant et guérisseur, 1972.
Traduction Jean Queval, 1977. Collection Terre humaine/Poche, mars 1993, pp. 338-339