mercredi 31 mars 2010

Le Bois noir...




Les états d’âme, poursuivait-il, que les gens éveillent en nous sont dus à leur vie cachée qui influence la nôtre. Le vide est attiré par le vide. Par exemple, quelqu’un vous retrouve dans une pièce où il n’y a personne : instantanément vous changez l’un et l’autre. Le nouvel arrivant, sans avoir rien dit, a causé un changement dans votre état d’âme. Les états d’âme de la nature ne peuvent-ils pas nous toucher, nous stimuler, en vertu d’une prérogative semblable ? La mer, les collines, le désert éveillent la passion, la joie, la terreur, suivant les cas ; pour quelques-uns, peut-être (…) des émotions d’une splendeur curieuse, fulgurante qu’il est tout à fait impossible de qualifier. Eh bien… d’où viennent ces pouvoirs ? A coup sûr, de rien qui soit… mort ! Est-ce que l’influence d’une forêt, son empire, l’étrange ascendant qu’elle exerce sur certains esprits, n’est pas une manifestation directe de vie ? Cette mystérieuse émanation des grands bois resterait sans cela impossible à expliquer. Certains tempéraments appellent résolument cette influence.

Algernon Blackwood, Celui que les arbres aimaient, 1962. in Le Wendigo, traduction Jacques Parsons, éditions Denoël, 1972

samedi 27 mars 2010

Pensées-frontières entre conscience ordinaire et subconscient. Colin Wilson




Le « vol plané » nous donne une vue d’oiseau (…). Dès que nous avons décollé, nous nous apercevons que nous gaspillons la plupart de nos forces à maîtriser des émotions banales ou négatives ; nous ressemblons à des lutteurs qui s’entravent eux-mêmes. Ces émotions nous clouent au sol, ce qui explique que nous passons toute notre vie dans un état analogue à l’ « hystérie » de Janet (Pierre Janet, qui hypnotisa une neurasthénique) et que nous considérons comme la conscience normale. En fait elle est si contractée que nous respirons avec peine. Etroite, hantée par l’anxiété, elle est la conséquence de la confusion psychologique dans laquelle nous vivons. Le vol plané nous fait prendre conscience de la force de nos réactions.
L’esprit possède plusieurs portes intérieures, telles les vannes d’un canal. Dès qu’on a passé une porte, il est difficile de sortir, comme je le découvris lorsque je me trouvais pris au piège derrière la porte de l’angoisse. Notre conscience « ordinaire » est une autre de ces portes. Et chacune nous sépare un peu plus de la « source d’énergie, de sens et de volonté », de l’élan de vitalité qui naît du subconscient.


(…) Si vous vous réveillez au milieu de la nuit et pensez à l’argent ou tentez de résoudre un problème de mathématiques, vous aurez du mal à vous rendormir. L’usage de la faculté de raisonnement vous a entrainé loin des chaudes profondeurs du subconscient. Si vous pouvez emplir votre esprit d’images, rideaux de velours, nuages à la dérive, immeubles géants, vous sombrez de nouveau peu à peu dans le monde de l’inconscient. En rejoignant l’inconscient, vous passez par un royaume crépusculaire qu’on a appelé l’état hypnagogique. Chacun a éprouvé ces états, ne serait-ce que quelques secondes. Et quiconque prend la peine d’y réfléchir observera quelque chose de très étonnant : ces images paraissent tout à fait indépendantes de « vous », comme lorsque vous regardez un film surréaliste à la télévision ou au cinéma. (…)
L’état obtenu est une variante du « vol plané » et on peut à loisir observer les images et les idées étranges qui flottent dans l’esprit. Van Dusen remarque : « Ceux qui ont exploré ces états ont la sensation d’être un récipient dans lequel se déverse la vie. En outre, lorsqu’on a longtemps observé ces pensées se développer de leur propre chef, on peut détecter le même processus dans la conscience ordinaire de l’état de veille. On ne considère pas longtemps la petite pensée-frontière qui pénètre notre esprit dans la journée comme notre propre création… L’idée que nous maîtrisons si peu de choses dans notre esprit en effraiera certains. Mais c’est un état normal et commun. Nous sommes une sorte de courant vital qui va et vient. Regarder ce va-et-vient nous éclaire sur notre pouvoir et nous rend plus humbles.

Colin Wilson, Mystères, 1978. Albin Michel, 1981, traduction Robert Genin et Sylvie Bérigaud, extraits pp. 198-200

dimanche 14 mars 2010

Passivité et attention. Colin Wilson




La passivité est profondément enracinée, en particulier chez l’homme civilisé. Bébés, nous restons passifs dans les bras de notre mère. Enfants, nous allons à l’école où nous écoutons, passivement, les professeurs. Et, dans le système d’éducation moderne, tout individu d’intelligence moyenne peut aller au lycée puis à l’université, après quoi il trouve toujours un emploi dans quelque vaste corporation. Le monde moderne dans son ensemble crée l’habitude de la conformité, de l’obéissance aux contraintes, et nous fait perdre l’habitude d’exercer notre liberté.
Toutes les formes d’attente engendrent aussi la passivité. Si j’attends un bus, quelque chose s’ « éteint » dans mon cerveau ; j’entre dans un état d’animation suspendue jusqu’à ce que le bus arrive. Assis dans le bus, en attendant d’arriver au bureau ou à la maison, ma conscience « s’éteint » de nouveau et je fixe, l’esprit vide, le paysage qui défile. Si le bus a du retard, l’attente se colore d’impatience et d’anxiété, toute possibilité d’utilisation créatrice de la conscience s’évanouit. Je suis comme un homme en équilibre précaire : la plus légère poussée peut me renvoyer à un état d’esprit irrité et négatif. (…) les conditions de l’existence humaine font que nous passons 90 pour 100 de notre temps dans un état passif, nous demandant que faire ensuite.

Notre attention est le gouvernail du planeur. Quand on a les pieds sur terre – comme c’est le cas la plupart du temps – elle apparaît comme un simple instrument nous permettant de nous diriger dans le journée ; notre attention passe d’un objet à un autre. Certains événements stimulent, d’autres découragent ; mais on est sur la terre ferme et on ne va pas loin dans l’une ou l’autre direction. (…) Le planeur invétéré connaît du moins une vérité fondamentale au sujet de l’univers : c’est sa volonté, ses dispositions et son attention personnelles qui provoquent l’extase ou la souffrance. Les autres restent prisonniers de l’illusion que la joie et la peine sont une réponse logique aux événements extérieurs, aussi perdent-ils leur vie à se battre avec les événements et à se sentir trompés lorsqu’ils s’aperçoivent qu’une amélioration ne peut les combler.

Colin Wilson, Mystères, 1978. Albin Michel, 1981, traduction Robert Genin et Sylvie Bérigaud, extraits page 332 et pp. 197-198

mardi 9 mars 2010

Notre perception de la réalité est intersubjective. Florinda Donner-Grau




D’un air rêveur, Isidorio Baltazar poursuivit en m’expliquant que, dans la vie de tous les jours, nous partageons notre état subjectif avec les autres humains. C’est pourquoi nous savons à tout instant ce qu’ils vont faire dans des situations données.
- C’est faux, complètement faux ! Ne pas savoir comment vont réagir les autres, c’est justement l’une des choses les plus passionnantes dans la vie. L’une des rares qui nous restent, ne me dis pas que tu veux la supprimer !
- Nous ne savons, bien sûr, pas exactement ce qu’ils vont faire, continua-t-il patiemment, mais nous pouvons énumérer les possibilités. La liste serait longue, certes, mais pas infinie. Et pour établir cette liste, inutile de demander leur avis aux autres : il nous suffit de nous mettre à leur place et d’écrire. Les diverses options sont valables pour tout le monde car elles sont communes à nous tous. L’état subjectif est le même pour tous. Nous appelons « bon sens » notre connaissance subjective du monde. Il peut varier d’un groupe à l’autre, d’une culture à l’autre, mais il est suffisamment homogène pour justifier l’idée que le monde de tous les jours est un monde intersubjectif. En revanche, avec les sorciers, le sens commun auquel nous sommes habitués ne fonctionne pas du tout. Ils possèdent un autre genre de bon sens car leur état subjectif est différent.
(...)

Les sorciers, poursuivit-il, nous font voir que la nature de la réalité est différente de ce que nous croyons. C’est-à-dire différente de ce que l’on nous a enseigné sur elle. Sur le plan intellectuel, nous ne rejetons pas l’idée que la culture prédétermine notre personnalité, notre comportement, nos connaissances et nos sentiments. Mais nous ne sommes pas prêts à concrétiser cette idée, à l’accepter comme une proposition concrète et pratique. Tout simplement parce que nous ne voulons pas admettre que la culture prédétermine également l’étendue de notre perception (…) Un sorcier est conscient des diverses réalités mais il utilise ses connaissances dans le domaine du pratique. Il sait, intellectuellement et pratiquement, que la réalité – ou le monde tel que nous le connaissons – n’est constituée que d’un accord extirpé à chacun d’entre nous. Et que cet accord pourrait être détruit puisqu’il ne s’agit que d’un phénomène social. Or, s’il est détruit, le monde s’écroule avec lui.

Florinda Donner-Grau. Les portes du rêve, 1991. Traduction Laurence Minard, Editions du Rocher, 1995. Extraits pages 174-175 et p. 178