lundi 7 mai 2012

Armando Torres. Rencontres avec le Nagual (Carlos Castaneda)

En guise de préambule, il affirma que le rôle significatif que nous nous attribuons en chaque chose que nous faisons, disons, ou pensons, constitue un genre de « dissonance cognitive » qui obscurcit nos sens et nous empêche de voir les choses clairement et objectivement.
« Nous sommes comme des oiseaux atrophiés. Nous sommes nés avec tout ce qui est nécessaire pour voler ; cependant, nous sommes en permanence obligés de voler en petits cercles serrés autour de notre moi. La chaîne qui nous lie est l'importance personnelle.
« Le chemin qui transforme un être humain ordinaire en guerrier est très laborieux. Notre sensation d'être au centre de tout, et le besoin de toujours avoir le dernier mot, s'imposent constamment. Nous nous sentons importants. Et quand quelqu'un est important, n'importe quelle intention de changer devient un processus lent, compliqué et douloureux.
« Ce sentiment nous isole. Si ce sentiment n'existait pas, nous serions en train de circuler dans la mer de la conscience, et nous saurions que le moi n'existe pas pour lui, son destin est d'alimenter l'Aigle.
« Le sens de l'importance croît chez l'enfant pendant qu'il perfectionne sa compréhension sociale. Nous avons été entraînés à construire un monde d'accords, auquel nous pouvons nous référer pour communiquer entre nous. Mais ce don inclut un attachement désagréable : notre idée du « moi ». Le moi est une construction mentale, cela vient de l'extérieur, et il est temps pour nous de nous en débarrasser. »

Carlos affirma que toutes les méprises qui ont lieu lorsque nous communiquons sont une preuve vivante que l'accord que nous avons reçu est complètement artificiel.
« Après avoir expérimenté pendant des millénaires des situations qui altèrent nos façons de percevoir le monde, les sorciers de l'ancien Mexique découvrirent un fait important : nous ne sommes pas obligés de vivre dans une réalité unique, car l'univers est construit selon des principes très fluides, et celui-ci peut contenir une quasi infinité de formes, produisant des gammes innombrables de perception.
« Partant de cette vérification, ils déduisirent que, en réalité, ce que les êtres humains reçoivent de l'extérieur est l'aptitude à fixer notre attention dans l'une de ces gammes, pour l'explorer et la reconnaître. Nous nous moulons à celle-ci et apprenons comment la percevoir comme quelque chose d'unique. C'est ainsi que naquît l'idée que nous vivons dans un monde exclusif, et le sentiment d'être un « moi » individuel fut généré en conséquence.
« Il n'y a aucun doute que la description que nous avons reçue est une possession valable, similaire au tuteur rigide qui est lié à un jeune arbre pour le fortifier et le guider. Elle nous permet de grandir comme des personnes normales, à l'intérieur d'une société qui est moulée à cette rigidité. Pour accomplir cela, nous avons appris à « écrémer » - c'est-à-dire, à faire à des lectures sélectives de l'énorme volume de données qui parviennent jusqu'à nos sens. Mais une fois que ces lectures sont converties en « réalité », la rigidité de notre attention fonctionne comme une ancre, car cela nous empêche de prendre conscience de nos incroyables possibilités.
« Don Juan affirmait que ce qui limite la perception humaine est la timidité. Pour être capable de manipuler le monde qui nous entoure, nous avons dû renoncer à notre don perceptuel, qui est la possibilité d'être témoin de tout. Nous sacrifions le vol de la conscience pour la sécurité du connu. Nous pouvons vivre des vies fortes, audacieuses, saines ; nous pouvons être des guerriers impeccables, mais nous n'osons pas !
« Notre héritage est une maison stable pour y vivre, mais nous l'avons transformée en une forteresse de la défense du moi ; ou plutôt, en une prison, où nous condamnons notre énergie à s'affaiblir à travers une vie entière d'emprisonnement. 


Nos années, nos sentiments, et nos forces les meilleurs sont perdus au profit des réparations et des étayages de cette maison, parce que nous avons finis par nous identifier à elle.
« Dans le processus de devenir un être social, un enfant acquiert en grandissant une fausse conviction de sa propre importance, et ce qui était au début un sentiment sain d'auto-préservation, finit par se transformer en une réclame égoïste d'attention.
« De tous les cadeaux que nous avons reçus, l'importance personnelle est le plus cruel. Elle convertit une créature magique et pleine de vie, en un pauvre diable arrogant et disgracieux. »
En montrant ses pieds, il nous dit que se sentir important nous force à accomplir des choses absurdes.
« Regardez-moi ! Un jour, j'achetai une paire de chaussures très fines, qui pesaient presque un kilo chacune. Je dépensai cinq cents dollars pour avoir le privilège de marcher en traînant les pieds !
« A cause de notre importance personnelle, nous sommes remplis à ras bord de rancoeurs, d'envies, et de frustrations. Nous nous permettons d'être guidés par des sentiments de complaisance, et nous fuyons la tâche de nous connaître nous-même avec des prétextes du type « qu'est-ce que je peux être fatigué ! » ou « quelle flemme » ! Derrière tout cela, il y a une anxiété que nous essayons de faire taire par un dialogue intérieur plus dense et moins naturel. »
(…)
« En observant les bizarreries de l'importance personnelle, et la façon homogène par laquelle elle contamine absolument tout le monde, les voyants ont divisé les êtres humains en trois catégories que Don Juan nomma des trois noms les plus ridicules auxquels il puisse penser : les pisses, les pets, et les vomis. Nous tombons tous dans l'une de ces catégories.
« Les pisses se caractérisent par leur servilité ; ils sont flatteurs, collants, et fastidieux. Ce sont les gens qui veulent toujours vous faire une faveur ; ils prennent soin de vous, ils prévoient pour vous, ils vous dorlotent ; ils ont tellement de compassion ! De cette manière ils cachent la vérité sous-jacente : ils sont incapables de prendre des initiatives, et ne peuvent jamais rien faire par eux-mêmes. Ils ont besoin de l'ordre d'une autre personne pour sentir qu'ils font quelque chose. Et, malheureusement pour eux, ils supposent que les autres sont aussi gentils qu'ils le sont; c'est pourquoi ils sont toujours accablés, déçus, et pleurnichards.
« Les pets, en revanche, sont à l'opposé. Irritants, mesquins et auto-suffisants, ils s'imposent constamment et interfèrent. Une fois qu'ils vous ont accroché, ils ne vous laissent plus tranquille. Ce sont les personnes les plus déplaisantes que vous ayez jamais rencontré. Si vous êtes tranquilles, le pet arrive et vous entortille dans tous les sens, et vous utilise le plus possible. Ils ont un don naturel pour être les maîtres et les leaders de l'humanité. C'est le genre à tuer pour conserver le pouvoir.
« Entre ces deux catégories, il y a les vomis. Neutres, ils ne s'imposent pas et ne se laissent pas guider. Ils sont présomptueux, ostentatoires, et exhibitionnistes. Ils vous donnent l'impression qu'ils sont formidables, mais en fait ils ne sont rien. C'est de la vantardise. Ils sont la caricature des gens qui croient trop en eux-mêmes, mais, si vous ne faîtes pas attention à eux, ils sont défaits par leur insignifiance. »
Une personne de l'audience lui demanda si l'appartenance à l'une de ces trois catégories était une caractéristique obligatoire, c'est à dire, une condition innée de notre luminosité.
Il répondit :
« Personne ne naît ainsi, nous nous rendons comme ça ! Nous tombons dans l'une de ces catégories à cause d'un quelconque petit incident qui nous marque durant l'enfance, dû à la pression de nos parents ou à d'autres facteurs impondérables. A partir de là, et en grandissant, nous devenons tellement impliqués dans la défense du moi, que vient le moment où nous ne pouvons même plus nous souvenir du jour où nous avons cessé d'être authentiques, et sommes devenus des acteurs. Lorsqu'un apprenti entre dans le monde des sorciers, sa personnalité de base est déjà formée, et rien ne peut être annulé. 

La seule option qu'il lui reste est de rire de tout ça.