samedi 21 décembre 2013

La joie suprême. Tchouang-tseu

Y a-t-il dans le monde une joie suprême qui puisse faire vivre la personne ? Et pour s'assurer cette joie, sur quoi s'appuyer ? Qu'éviter ? Qu'adopter ? De quoi s'approcher, de quoi s'écarter ? Qu'aimer ? Que détester ?
Ce que tout le monde respecte, ce sont les richesses, les honneurs, la longévité, l'excellence ; ce dont tout le monde fait sa joie, ce sont le bien-être corporel, la bonne chère, les beaux vêtements, les belles couleurs et la musique. Ce que tout le monde méprise, ce sont la pauvreté, l'obscurité, la mort prématurée et la mauvaise réputation. Ce dont tout le monde souffre, c'est de la privation du bien-être corporel, de bons aliments, de beaux vêtements, de belles couleurs et de musique. Qui n'obtient pas ces choses s'afflige et s'inquiète. Cette attitude est stupide, car elle ne conduit pas même au bien-être du corps.
Le riche se fatigue, travaille intensément, amasse plus d'argent qu'il n'en peut dépenser. ses actes restent extérieurs au bien-être du corps. Jour et nuit le haut dignitaire pense et repense à ce qu'il fait de bien ou de mal. Lui aussi, il se distance du bien-être de son corps. la vie d'un homme s'accompagne dès la naissance de soucis de toute espèce ; s'il vit longtemps, il tombe dans l'abrutissement et finit par se soucier de ne pas mourir. Combien cette condition est misérable et s'éloigne du bien-être du corps. Le héros qui se sacrifie pour ses semblables est considéré par tous comme bon ; cela ne suffit pas à le conserver en vie. (…)
Quand j'observe ce pour quoi aujourd'hui le vulgaire agit et ce dont il fait sa joie, je ne sais si cette joie est une vraie joie ou non. Ce dont tout le monde fait sa joie, ce vers quoi la plupart des hommes s'empressent tout droit comme s'ils ne pouvaient faire autrement, tout le monde l'appelle joie ; mais je ne sais s'il y a là joie ou non. Une telle joie existe-t-elle vraiment ou n'existe-t-elle pas ?
Dans le non-agir, selon moi réside la vraie joie. Mais tout le monde le considère comme la plus grande souffrance. Ainsi il est dit : "La joie suprême est sans joie ; la gloire suprême est sans gloire"
Le vrai et le faux ici-bas ne sauraient être définis, mais le non-agir permet de déterminer le vrai et le faux. Si la joie suprême est de faire vivre la personne, seul le non-agir conserve l'existence. Qu'on me permette d'essayer de m'expliquer : le ciel n'agit pas, d'où sa limpidité ; la terre n'agit pas, d'où sa stabilité. Ainsi les deux s'accordent pour ne pas agir et cependant, par eux, toutes choses se transforment et se produisent. Fuyants, inaccessibles, rien ne surgit d'eux qui soit sensible, et cependant ils donnent naissance à tous les êtres chacun à son rang. Ainsi il est dit : "le ciel et la terre ne font rien et il n'y a rien qu'ils ne fassent." Mais qui parmi les hommes est capable de ne pas faire ?

Tchouang-Tseu, Oeuvre complète, IVe siècle av. JC, Traduction Liou Kia-hway, Gallimard-Unesco, 1969, pp.144-145.

Le Qi (ou Tch'i)

Tchang Tsai écrivait sous la dynastie des Song :
"Tout, dans l'univers, est constitué par le Tch'i. Les hommes et toutes les choses ne sont formés en réalité que d'une seule et même substance matérielle"
Le Tch'i apparaît donc dès l'abord comme la matière essentielle, universelle, dénominateur commun à tout ce qui existe. Mais que faut-il entendre par "matière" ?
Nous savons aujourd'hui que non seulement les molécules qui composent toute matière ne se touchent pas, mais qu'elles sont des agrégats d'atomes, eux-mêmes décomposables en particules plus simples situées à des distances relatives considérables les unes des autres. La matière ne peut donc exister que grâce aux forces de cohésion qui lui donnent sa structure… Tchang Tsai, il y a plus de mille ans, parlait de "la force inhérente à toute matière".
Nous arrivons donc à une première approximation de l'idée d'énergie, dont l'universalité surgit dès l'abord, et qui semble bien être cette "matière première indifférenciée" que Fong Yeou-Lan distingue dans le terme de Tch'i.
Le Tch'i des Chinois apparaît comme le symbole universel de la Force, que ce soit à l'échelle de l'atome ou à celle de l'univers, dont la gravitation ordonne en grande partie la structure. (…)
Cette identité entre énergie et matière, le classique Lin Tch'ou nous la rappelle lorsqu'il définit le Tch'i "abstrait et impalpable, ce qui est la nature du ciel, mais à l'origine de toute matière concrète, la terre"
(…)
Les échanges entre matière et énergie font apparaître, après son universalité, un second caractère essentiel du Tch'i : le dynamisme. Tchouang Tzeu, l'un des pères du taoïsme, définissait cette force invisible et impalpable qu'est le Tch'i comme " l'inconnaissable", en précisant : "l'inconnaissable qui se transforme perpétuellement".
(…)
Voilà donc la première contribution à une définition de la vie, qui est la variation, à plusieurs niveaux, des échanges matière-énergie. Par conséquent, et du fait même de cette variation, il existe une énergie immanente qui anime notre énergie-matière, notre Tch'i indifférencié, et qui fait que nous sommes vivants. Pour les Chinois, c'est le Tch'i qui s'est orienté lui-même, selon une sorte d'auto-intégration, ainsi que l'explique Ling Tch'ou :
"L'être vivant ne doit pas être compris comme une matière animée par l'énergie. C'est l'énergie qui a orienté la matière, elle-même énergie, vers le phénomène vital."

Des échanges entre l'organisme et le milieu s'ajoutent à la participation énergétique purement abstraite. Ils sont soumis (…) à un rythme à deux temps, action-repos, ou absorption-élimination.
C'est ainsi que, soumis au rythme binaire, "l'homme dans sa physiologie, est constamment immergé dans le Ying-Yang comme un poisson dans l'eau".

(…)
Ainsi, le Tch'i, tel que l'entendent les médecins chinois, est composé de deux éléments bien distincts. L'un est immatériel, cosmique, l'autre est matériel, terrestre, prélèvement dans le milieu de certaines matières qui assurent l'entretien de la vie. Usant du symbolisme habituel, le Nei Tching Sou Wen définit l'être vivant comme "participant en même temps du ciel et de la terre". Il faut voir là deux acceptations différentes, car ciel et terre peuvent être le Yang et le Yin sur le plan strictement énergétique, et aussi indiquer allusivement un élément cosmique abstrait, le ciel, et un élément nutritif matériel, la terre.


Jacques Lavier, L'acupuncture chinoise, Tchou, 1966. Réédition Robert Laffont, 1978, pp.44-51