samedi 21 décembre 2013

La joie suprême. Tchouang-tseu

Y a-t-il dans le monde une joie suprême qui puisse faire vivre la personne ? Et pour s'assurer cette joie, sur quoi s'appuyer ? Qu'éviter ? Qu'adopter ? De quoi s'approcher, de quoi s'écarter ? Qu'aimer ? Que détester ?
Ce que tout le monde respecte, ce sont les richesses, les honneurs, la longévité, l'excellence ; ce dont tout le monde fait sa joie, ce sont le bien-être corporel, la bonne chère, les beaux vêtements, les belles couleurs et la musique. Ce que tout le monde méprise, ce sont la pauvreté, l'obscurité, la mort prématurée et la mauvaise réputation. Ce dont tout le monde souffre, c'est de la privation du bien-être corporel, de bons aliments, de beaux vêtements, de belles couleurs et de musique. Qui n'obtient pas ces choses s'afflige et s'inquiète. Cette attitude est stupide, car elle ne conduit pas même au bien-être du corps.
Le riche se fatigue, travaille intensément, amasse plus d'argent qu'il n'en peut dépenser. ses actes restent extérieurs au bien-être du corps. Jour et nuit le haut dignitaire pense et repense à ce qu'il fait de bien ou de mal. Lui aussi, il se distance du bien-être de son corps. la vie d'un homme s'accompagne dès la naissance de soucis de toute espèce ; s'il vit longtemps, il tombe dans l'abrutissement et finit par se soucier de ne pas mourir. Combien cette condition est misérable et s'éloigne du bien-être du corps. Le héros qui se sacrifie pour ses semblables est considéré par tous comme bon ; cela ne suffit pas à le conserver en vie. (…)
Quand j'observe ce pour quoi aujourd'hui le vulgaire agit et ce dont il fait sa joie, je ne sais si cette joie est une vraie joie ou non. Ce dont tout le monde fait sa joie, ce vers quoi la plupart des hommes s'empressent tout droit comme s'ils ne pouvaient faire autrement, tout le monde l'appelle joie ; mais je ne sais s'il y a là joie ou non. Une telle joie existe-t-elle vraiment ou n'existe-t-elle pas ?
Dans le non-agir, selon moi réside la vraie joie. Mais tout le monde le considère comme la plus grande souffrance. Ainsi il est dit : "La joie suprême est sans joie ; la gloire suprême est sans gloire"
Le vrai et le faux ici-bas ne sauraient être définis, mais le non-agir permet de déterminer le vrai et le faux. Si la joie suprême est de faire vivre la personne, seul le non-agir conserve l'existence. Qu'on me permette d'essayer de m'expliquer : le ciel n'agit pas, d'où sa limpidité ; la terre n'agit pas, d'où sa stabilité. Ainsi les deux s'accordent pour ne pas agir et cependant, par eux, toutes choses se transforment et se produisent. Fuyants, inaccessibles, rien ne surgit d'eux qui soit sensible, et cependant ils donnent naissance à tous les êtres chacun à son rang. Ainsi il est dit : "le ciel et la terre ne font rien et il n'y a rien qu'ils ne fassent." Mais qui parmi les hommes est capable de ne pas faire ?

Tchouang-Tseu, Oeuvre complète, IVe siècle av. JC, Traduction Liou Kia-hway, Gallimard-Unesco, 1969, pp.144-145.

Le Qi (ou Tch'i)

Tchang Tsai écrivait sous la dynastie des Song :
"Tout, dans l'univers, est constitué par le Tch'i. Les hommes et toutes les choses ne sont formés en réalité que d'une seule et même substance matérielle"
Le Tch'i apparaît donc dès l'abord comme la matière essentielle, universelle, dénominateur commun à tout ce qui existe. Mais que faut-il entendre par "matière" ?
Nous savons aujourd'hui que non seulement les molécules qui composent toute matière ne se touchent pas, mais qu'elles sont des agrégats d'atomes, eux-mêmes décomposables en particules plus simples situées à des distances relatives considérables les unes des autres. La matière ne peut donc exister que grâce aux forces de cohésion qui lui donnent sa structure… Tchang Tsai, il y a plus de mille ans, parlait de "la force inhérente à toute matière".
Nous arrivons donc à une première approximation de l'idée d'énergie, dont l'universalité surgit dès l'abord, et qui semble bien être cette "matière première indifférenciée" que Fong Yeou-Lan distingue dans le terme de Tch'i.
Le Tch'i des Chinois apparaît comme le symbole universel de la Force, que ce soit à l'échelle de l'atome ou à celle de l'univers, dont la gravitation ordonne en grande partie la structure. (…)
Cette identité entre énergie et matière, le classique Lin Tch'ou nous la rappelle lorsqu'il définit le Tch'i "abstrait et impalpable, ce qui est la nature du ciel, mais à l'origine de toute matière concrète, la terre"
(…)
Les échanges entre matière et énergie font apparaître, après son universalité, un second caractère essentiel du Tch'i : le dynamisme. Tchouang Tzeu, l'un des pères du taoïsme, définissait cette force invisible et impalpable qu'est le Tch'i comme " l'inconnaissable", en précisant : "l'inconnaissable qui se transforme perpétuellement".
(…)
Voilà donc la première contribution à une définition de la vie, qui est la variation, à plusieurs niveaux, des échanges matière-énergie. Par conséquent, et du fait même de cette variation, il existe une énergie immanente qui anime notre énergie-matière, notre Tch'i indifférencié, et qui fait que nous sommes vivants. Pour les Chinois, c'est le Tch'i qui s'est orienté lui-même, selon une sorte d'auto-intégration, ainsi que l'explique Ling Tch'ou :
"L'être vivant ne doit pas être compris comme une matière animée par l'énergie. C'est l'énergie qui a orienté la matière, elle-même énergie, vers le phénomène vital."

Des échanges entre l'organisme et le milieu s'ajoutent à la participation énergétique purement abstraite. Ils sont soumis (…) à un rythme à deux temps, action-repos, ou absorption-élimination.
C'est ainsi que, soumis au rythme binaire, "l'homme dans sa physiologie, est constamment immergé dans le Ying-Yang comme un poisson dans l'eau".

(…)
Ainsi, le Tch'i, tel que l'entendent les médecins chinois, est composé de deux éléments bien distincts. L'un est immatériel, cosmique, l'autre est matériel, terrestre, prélèvement dans le milieu de certaines matières qui assurent l'entretien de la vie. Usant du symbolisme habituel, le Nei Tching Sou Wen définit l'être vivant comme "participant en même temps du ciel et de la terre". Il faut voir là deux acceptations différentes, car ciel et terre peuvent être le Yang et le Yin sur le plan strictement énergétique, et aussi indiquer allusivement un élément cosmique abstrait, le ciel, et un élément nutritif matériel, la terre.


Jacques Lavier, L'acupuncture chinoise, Tchou, 1966. Réédition Robert Laffont, 1978, pp.44-51

dimanche 20 octobre 2013

Perdre le mental. Armando Torres et Carlos Castaneda


Il m'expliqua que ce que rejettent les sorciers n'est pas la capacité à raisonner pour parvenir à des conclusions, mais la façon dont la raison est imposée dans notre vie, comme si elle était l'unique alternative.
« La rationalité nous fait nous sentir comme un bloc solide, et nous commençons à accorder la plus grande importance à des concepts comme « la réalité ». Lorsque nous affrontons des situations inhabituelles, comme celles qui assaillent les sorciers, nous nous disons : « Ce n'est pas raisonnable ! » Et il semble que nous avons dit là tout ce qu'il y avait à dire.
« Le monde de notre mental est dictatorial, mais fragile. Après quelques années d'un usage continu, le soi devient tellement pesant que cela devient un lieu commun de se reposer pour pouvoir continuer.
« Un guerrier lutte pour rompre la description du monde qui a été injectée en lui, afin d'ouvrir un espace pour de nouvelles choses. Sa guerre est livrée contre le moi. Dans ce but, il essaye d'être en permanence conscient de son potentiel. Puisque le contenu de la perception dépend de la position du point d'assemblage, un guerrier cherche de toutes ses forces à ébranler la fixation de ce point. Au lieu de livrer un culte à ses spéculations, il prête attention à certaines prémisses du chemin des sorciers.
« Ces prémisses déclarent que premièrement, seul un haut niveau d'énergie peut nous permette de traiter adéquatement avec le monde. Deuxièmement, que la rationalité est une conséquence de la fixation du point d'assemblage sur la position de la raison, et que ce point se déplace lorsque nous parvenons au silence intérieur. Troisièmement, qu'il y a dans notre champ lumineux d'autres points aussi pragmatiques que la rationalité. Quatrièmement, lorsque nous réussissons à parvenir à une vision qui inclut la raison avec son centre jumeau - la connaissance silencieuse - les concepts de vérité et de mensonge cesse d'être opérationnels et il devient clair que le vrai dilemme de l'homme est d'avoir de l'énergie ou de ne pas en avoir.
« Les sorciers raisonnent d'une façon différente des gens ordinaires. Pour eux, ancrer l'attention est folie et la laisser fluer fait partie du sens commun. Ils appellent « voir » la fixation du point d'assemblage en des zones inhabituelles. Être sage est un impératif, mais ils ont découvert que la rationalité n'est pas toujours sage. Demeurer sage est un acte volontaire, alors qu'être raisonnable c'est juste fixer notre attention sur un consensus collectif. »

« Les sorciers sont-ils opposés à la raison, alors ? »
« Je te l'ai déjà dit : ils sont opposé à sa dictature. Ils savent que le centre de la raison peut nous conduire très loin. La raison absolue est impitoyable, elle ne s'arrête pas à mi-chemin ; c'est pour cela que les gens la craignent. Lorsque nous sommes capables de nous focaliser dessus avec inflexibilité, cela génère l'obligation d'être impeccable, parce que ne pas l'être n'est pas raisonnable. Faire les choses avec impeccabilité c'est faire tout ce qui est humainement possible, et un peu plus. Ainsi, la raison, elle aussi, entraîne un mouvement du point d'assemblage.
« Pour agir avec les préceptes du chemin du guerrier, tu as besoin d'avoir un but clair, d'accepter ta tâche, et d'une intention inflexible. Si tu regardes autour de toi, tu verras que la plupart des gens « de raison » ne sont pas situés sur ce point, mais à sa périphérie. »
« Pourquoi ? »
« A cause du manque d'énergie. Leurs trous les empêchent d'être réellement objectifs. Leur attention fluctue, et leur perception est hybride, ambiguë. Ils flottent comme une barque sans gouvernail au milieu du courant, à la merci de leurs émotions et sans apercevoir ni la lisière de la raison pure, ni celle de l'abstrait.
« Ce dont a besoin un guerrier moderne est une condition d'accroissement énergétique soutenue, afin que son attention puisse fluctuer entre la raison et la connaissance silencieuse. Pouvoir se mouvoir ainsi le rend plus sage que jamais, sans toutefois en faire un être rationnel. Quelle que soit la position où il se fixe, il ne perd pas de vue l'autre côté ; ainsi sa vision acquiert perspective et profondeur. Les sorciers décrivent cette condition comme « être double » ou « perdre le mental ».
« Nous pouvons parvenir à la connaissance silencieuse de la même façon que nos maîtres nous apprirent à parvenir à la raison : par induction. C'est comme dominer les deux côtés d'un pont. D'un côté, tu peux voir la raison comme un filet d'accords, lequel transforme l'interprétation collective en un sens commun à travers les coutumes de la préoccupation. Depuis l'autre côté, tu peux ressentir la connaissance silencieuse comme une noirceur insondable et créatrice qui s'étend bien au-delà du seuil de la non-pitié. Passé ce seuil, les anciens sorciers arrivèrent à la source de la compréhension pure.
« Être double c'est réaliser une connexion avec soi-même, fluer entre deux points. C'est quelque chose de pratiquement indescriptible, mais un apprenti l'expérimente assez tôt s’il a une réserve suffisante d'énergie. A partir de là, il apprend à traiter avec la raison comme un être libre, sans révérence ni soumission. Il acquiert alors ce que Don Juan appelait : l'intensité, c'est-à-dire, la capacité d'emmagasiner de l'information en un bloc perceptuel. »
Le concept d' « intensité » me semblait complètement obscur et je lui demandai plus d'explications. Il me répondit que la perception se compose de contenu et d'intensité. Les situations extrêmes, comme par exemple la conscience aigue d'un danger, la proximité de la mort ou l'effet des plantes de pouvoir génère une grande intensité.
Un sorcier apprend à accumuler ces expériences dans le mouvement du point d'assemblage.
Il ajouta que le chemin de la connaissance propose un changement de valeurs dans la manière dont nous comprenons notre interaction sociale en tant qu'espèce, en soustrayant notre énergie de la vie quotidienne et en la concentrant sur des situations qui impliquent une intense expérience vécue.
« Il s'agit de revenir à l'homme merveilleux, au pouvoir, à ce à quoi il a rêvé ; de le reconnecter avec l'étonnement et la capacité de créer. Cette rupture est la seule qui peut libérer notre luminosité de notre uniformité perceptuelle. »

Rencontres avec le Nagual

vendredi 6 septembre 2013

Connais-toi toi-même (1). Gurdjieff

Nosce te ipsum "Connais toi toi-même" Source : http://norwich.aminus3.com/image/2006-10-18.html

"Liberté, libération. Tel doit être le but de l'homme. Devenir libre, échapper à la servitude - voilà ce pourquoi un homme devrait lutter lorsqu'il est devenu, si peu que ce soit, conscient de sa situation. Pour lui, c'est la seule issue, car rien d'autre n'est possible aussi longtemps qu'il reste un esclave, intérieurement et extérieurement. Mais il ne peut pas cesser d'être un esclave extérieurement, aussi longtemps qu'il reste un esclave intérieurement. Aussi, pour devenir, libre, doit-il conquérir la liberté intérieure.
La première raison de l'esclave intérieur de l'homme est son ignorance, et par dessus tout, son ignorance de lui-même. Sans connaissance de soi, sans la compréhension de la marche et des fonctions de sa machine, l'homme ne peut pas être libre, il ne peut pas se gouverner et il restera esclave, et le jouet des forces qui agissent sur lui.
Voilà pourquoi, dans les enseignements anciens, la première exigence, adressée à celui qui s'engageait sur le chemin de la libération, était : "Connais-toi toi-même".

La connaissance de soi, c'est un but très haut, mais très vague et très éloigné. L'homme dans son état présent est fort loin de la connaissance de soi. C'est pourquoi, en toute rigueur, le but d'un homme ne peut pas être la connaissance de soi. Son grand but doit être l'étude de soi.
Mais pour s'étudier soi-même, il faut d'abord apprendre comment étudier, par où commencer, quels moyens employer. un homme doit apprendre comment s'étudier lui-même, et il doit étudier les méthodes de l'étude de soi.
Mais l'apprentissage des méthodes d'observation de soi correctes requiert une compréhension précise des fonctions et des caractéristiques de la machine humaine. Ainsi pour observer les fonctions de la machine humaine, l est nécessaire de les comprendre dans leurs divisions correctes, et de pouvoir les définir exactement et aussitôt ; de plus, la définition ne doit pas être verbale, mais intérieure : par le goût, par la sensation, de la même façon que nous nous définissons à nous-mêmes tout ce que nous éprouvons intérieurement.

Il y a deux méthodes d'observation de soi : la première est l'analyse, ou les tentatives d'analyse, c'est-à-dire de trouver une réponse à ces questions : de quoi dépend telle chose, et pourquoi arrive-t-elle ?- et la seconde est la méthode des constatations, qui consiste à noter seulement dans sa pensée, au moment même, tout ce que l'on observe.
L'observation de soi, au commencement surtout, ne doit sous aucun prétexte devenir analyse, ou tentatives d'analyse. L'analyse n'est possible que beaucoup plus tard, lorsqu'on connaît déjà toutes les fonctions de sa machine et toutes les lois qui la gouvernent.
Avant de pouvoir analyser les phénomènes même les plus élémentaires, un homme doit accumuler assez de matériel sous forme de "constatations" c'est-à-dire comme résultat d'une observation directe et immédiate de ce qui se passe en lui. C'est l'élément le plus important dans le travail de l'étude de soi.
Dès le tout début, l'observation ou "constatation" doit être basée sur la connaissance des principes fondamentaux de l'activité de la machine humaine."
Ouspensky, Fragments d'un enseignement inconnu, 1949, traduit de l'anglais par Philippe Lavastine, Stock, 2003, p.157-159

Connais-toi toi-même (2). Gurdjieff

Connais-toi toi-même. Source : http://www.mariadompe.com/en/opere/41/

"En s'observant lui-même, un homme doit différencier les quatre fonctions fondamentales de sa machine : les fonctions intellectuelle, émotionnelles, motrice et instinctive. Chaque phénomène qu'un homme observe en lui-même se rapporte à l'une ou l'autre de ces fonctions.

Lorsqu'on commence à s'observer, on doit essayer aussitôt de déterminer à quel groupe, à quel centre appartiennent les phénomènes que l'on est en train d'observer. Les uns trouvent difficile de comprendre la différence entre pensée et sentiment, les autres distinguent avec peine entre sentiment et sensation, ou entre pensée et sensation, ou entre pensée et impulsion motrice.
On peut dire, en gros, que la fonction de penser travaille toujours par comparaison.
La sensation et l'émotion ne raisonnent pas, elles ne comparent pas, elles définissent seulement une impression.
Les fonctions du sentiment, ou émotions, sont toujours plaisantes ou déplaisantes ; les émotions indifférentes n'existent pas.
En outre, les sensations peuvent être indifférentes : ni chaud ni froid, ni plaisant ni déplaisant.


La connaissance la plus complète que nous puissions avoir d'un sujet donné ne peut être obtenue que si nous l'examinons simultanément à travers nos pensées, nos sentiments et nos sensations. Tout homme qui s'efforce d'atteindre à la véritable connaissance doit tendre vers la possibilité d'une telle perception.

Un homme qui commence à s'étudier lui-même, s'il découvre en lui quelque chose qu'il n'aime pas, doit comprendre qu'il ne sera pas capable de la changer. Etudier est une chose, changer en est une autre. mais 'étude est le premier pas vers la possibilité de changer dans l'avenir.
La machine est équilibrée dans tous ses détails à chaque moment de son activité. Si un homme constate en lui-même quelque chose qu'il n'aime pas et commence à faire des efforts pour le changer, il peut parvenir à un certain résultat. Mais en même temps que ce résultat, il en obtiendra inévitablement un autre, qu'il ne pouvait soupçonner.
Par exemple, un homme peut observer qu'il est très distrait, qu'il oublie tout. Il commence à lutter contre cette habitude, et s'il est assez méthodique et résolu, il réussit, après un certain temps, à obtenir le résultat voulu : il cesse d'oublier ou de perdre des choses.
Cependant, il y a quelque chose qu'il ne remarque pas, mais que les autres remarquent, par exemple : qu'il est devenu irritable, pédant, chicanier, désagréable.
Si bien que, lorsqu'un homme travaille sur lui-même convenablement, il doit considérer les changements compensateurs qui peuvent intervenir, et en tenir compte d'avance. De cette façon seulement il pourra éviter les changements indésirables."

Ouspensky, Fragments d'un enseignement inconnu, 1949, traduit de l'anglais par Philippe Lavastine, Stock, 2003, p.159-163

Connais-toi toi-même (3). Gurdjieff

Connais-toi toi-même; Source : http://tarotprofile.com/content/know-yourself-and-magical-psychological-tarot-profile-alla-alicja-chrzanowska

"Ayant fixé dans sa pensée la différence entre les fonctions intellectuelles, émotionnelles, et motrices, un homme doit, lorsqu'il s'observe lui-même, rapporter immédiatement ses impressions à la catégorie correspondante.
Chaque centre a sa mémoire propre, ses associations propres et son propre penser. En fait chaque centre comporte trois partie : pensante, émotive et motrice.

En même temps, en observant les centres, nous pourrons constater à côté de leur travail correct leur travail incorrect, c'est-à-dire celui d'un centre à la place d'un autre : les tentatives de sentiment du centre intellectuel, ou ses prétentions au sentiment, les tentatives de pensée du centre émotionnel, les tentatives de pensée et de sentiment du centre moteur.
Chez un homme normal, bien portant, chaque centre fait son propre travail. Chez un homme  non équilibré, la substitution continuelle d'un centre à l'autre est précisément ce que l'on nomme "déséquilibre" ou "névrose".
La pensée ne peut pas comprendre les nuances du sentiment. nous le saisirons parfaitement si nous imaginions un homme raisonnant sur les émotions d'un autre. Comme il n'éprouve rien lui-même, ce qu'éprouve l'autre n'existe pas pour lui. Un homme rassasié ne comprend pas un homme qui a faim. Mais pour celui-ci, sa faim est bien réelle.


L'imagination est une des principales causes du mauvais travail des centres.
En règle générale le centre moteur et le centre émotionnel se servent tous deux du centre intellectuel, toujours prêt à leur céder sa place, et à se mettre à leur disposition, parce que la rêverie correspond à ses propres inclinaisons.
La tendance à rêver est due pour une part à la paresse du centre intellectuel, c'est-à-dire à ses tentatives pour s'épargner tous efforts liés à un travail orienté vers un but défini, et allant dans une direction définie - et pour une autre part à la tendance des centres émotionnels et moteur à se répéter, à garder vivantes ou à reproduire des expériences plaisantes ou déplaisantes, déjà vécues ou "imaginées".
L'observation de l'activité de l'imagination et de la rêverie constitue une partie très importante de l'étude de soi.
Puis l'observation devra porter sur les habitudes en général. Tout homme adulte et un tissu d'habitudes, bien que le plus souvent il ne s'en rende nul compte et puisse même affirmer qu'il n'a aucune habitude.
Les centres sont tous les trois pleins d'habitudes et un homme ne peut jamais se connaître avant d'avoir étudié toutes ses habitudes. Leur observation et leur étude est particulièrement difficile parce que, pour les voir et les "constater", il faut leur échapper, se rendre libre d'elles, ne serait-ce que pour un moment. Aussi longtemps qu'un homme est gouverné par une habitude particulière, il ne peut pas l'observer ; mais dès sa première tentative, si faible soit-elle, de la combattre, il la sent et il la remarque. C'est pourquoi, pour observer et étudier les habitudes, il faut essayer de lutter contre elles.
Par exemple, il peut vouloir étudier ses mouvements.
S'il comprend que sa façon de marcher est faite d'un certain nombre d'habitudes : faire des pas d'une certaine longueur, à une certaine allure, etc. et s'il essaie de les changer, c'est-à-dire de marcher plus ou moins vite, d'allonger plus ou moins le pas, il sera capable de voir en lui-même.

Pour s'observer, un homme doit essayer de ne pas marcher de la façon dont il a l'habitude, de s'asseoir  de manière inaccoutumée, il doit se tenir debout quand il se tient d'ordinaire assis.
Dans le domaine des émotions, il est très utile d'essayer de lutter contre l'habitude de donner une expression immédiate aux émotions désagréables.

S'il suit toutes ces règles en s'observant lui-même, l'homme découvrira une quantité d'aspects très importants de son être. Pour commencer, il constatera avec une indubitable clarté le fait que ses actions, ses pensées, ses sentiments et ses paroles résultent des influences extérieures, et que rien ne vient de lui. Il comprendra et il verra qu'il est en fait un automate agissant sous l'influence de stimuli extérieurs.
Il se convaincra que, s'il reste ce qu'il est et ne fait rien d'extraordinaire, c'est simplement parce qu'il ne produit aucun changement extérieur extraordinaire."

Ouspensky, Fragments d'un enseignement inconnu, 1949, traduit de l'anglais par Philippe Lavastine, Stock, 2003, p.163-169

mardi 27 août 2013

L'essence et la personnalité de l'homme. Gurdjieff

Rappelons que l'homme est constitué de deux parties : essence et personnalité. L'essence dans l'homme est ce qui est à lui. La personnalité dans l'homme est "ce qui n'est pas lui". "Ce qui n'est pas lui" signifie : ce qui lui est venu du dehors, ce qu'il a appris, ou ce qu'il reflète, toutes les traces d'impressions extérieures laissées dans la mémoire et dans les sensations, tous les mots et tous les mouvements qui lui ont été enseignés, tous les sentiments créés par imitation. (...)
Un petit enfant n'a pas encore de personnalité. Il est ce qu'il est réellement. Il est essence. Ses désirs, ses goûts, ce qu'il aime, ce qu'il n'aime pas, expriment son être tel qu'il est.
Mais aussitôt qu'intervient ce que l'on nomme "éducation", la personnalité commence à croître. La personnalité se forme en partie sous l'action d'influences intentionnelles, c'est-à-dire de l'éducation, et, en partie, du fait de l'imitation involontaire des adultes par l'enfant lui-même. Dans la formation de la personnalité, un grand rôle est également joué par la "résistance" de l'enfant à son entourage et par ses efforts pour dissimuler ce qui est "à lui", ce qui est "réel".

L'essence est la vérité de l'homme ; la personnalité est le mensonge. Mais à mesure que grandit la personnalité, l'essence se manifeste de plus en plus rarement (...) souvent même l'essence s'arrête dans la croissance à un âge très tendre et ne peut plus grandir.
Ce qui est à lui [l'homme adulte], ce qui lui est propre, c'est-à-dire son essence, ne se manifeste habituellement que dans ses instincts et dans ses émotions les plus simples. En certains cas, cependant l'essence peut croître parallèlement à la personnalité.(...)
Dans le travail sur soi, un moment très important est celui où l'homme commence à distinguer entre sa personnalité et son essence. Le vrai "Moi" d'un homme, son individualité, ne peut croître qu'à partir de son essence. (...) Mais pour permettre à l'essence de grandir, il est avant tout indispensable d'atténuer la pression constante que la personnalité exerce sur elle, parce que les obstacles à la croissance de l'essence sont contenus dans la personnalité.
Considérons l'homme moyen cultivé, nous verrons que, dans l'immense majorité des cas, en lui sa personnalité est l'élément actif, tandis que son essence est l'élément passif. La croissance intérieure d'un homme ne peut pas commencer tant que cet ordre de choses demeure inchangé. La personnalité doit devenir passive et l'essence, active. Cela ne peut se produire que si les tampons sont enlevés ou affaiblis, parce que les "tampons", dans leur ensemble, constituent l'arme principale dont la personnalité se sert pour tenir l'essence en sa sujétion. (pp.234-237)

"Tampons" est un terme qui demande une explication spéciale. Chacun sait ce que sont les tampons des wagons de chemin de fer : des appareils amortisseurs de chocs. En l'absence de ces tampons, les moindres chocs d'un wagon contre un autre pourraient être très désagréables et dangereux. (...)
Des dispositifs exactement analogues existent dans l'homme. Ils ne sont pas créées par la nature, mais par l'homme lui-même, bien que de façon involontaire. A leur origine se trouvent les multiples contradictions de ses opinons, de ses sentiments, de ses sympathies, de ce qu'il dit, de ce qu'il fait. (...)
Si l'homme pouvait sentir toutes ces contradictions, il sentirait ce qu'il est réellement. Il sentirait qu'il est fou. Il n'est agréable pour personne de se sentir fou. De plus, une telle pensée prive l'homme de sa confiance en lui-même, elle affaiblit son énergie. (...) L'homme ne peut pas détruire ses contradictions. Mais il cesse de les sentir quand les tampons apparaissent en lui. Dès lors, il ne sent pas les chocs qui résultent du heurt de vues, d'émotions et de paroles contradictoires." (pp.224-225)

Ouspensky, Fragments d'un enseignement inconnu, 1949, traduit de l'anglais par Philippe Lavastine, Stock, 2003

mercredi 19 juin 2013

L'accord tacite de la perception. Florinda Donner-Grau


Il expliqua que le monde social nous définit la perception en fonction de sa capacité à nous guider à travers la complexité de la vie quotidienne. Le monde social établit des limites à ce que nous sommes capables de percevoir.
-Pour un sorcier, la perception peut largement dépasser les paramètres convenus, souligna-t-il. Ces paramètres sont élaborés à partir des mots, du langage, de la pensée, et soutenus par ces éléments. C'est-à-dire par accord tacite.
- Et les sorciers le rejettent ?
- Non, mais leur accord est différent. Les sorciers brisent l'accord conventionnel, intellectuellement et physiquement ou matériellement. Ils invalident les paramètres de la perception prédéterminée.
(…)
- Contrairement à ce que pensent les gens, les sorciers ne sont pas les praticiens d'obscurs rituels ésotériques. Ils sont plutôt en avance sur notre époque, et ce qui prédomine à notre époque, c'est la raison. En règle générale, nous sommes raisonnables. mais les sorciers, eux, sont des hommes de raison, ce qui est complètement différent. Ils sont amoureux des idées, et ils ont exploité la raison jusqu'à l'extrême car ils pensent qu'ils ne pourront concrétiser les principes de la sorcellerie, sans perdre de vue leur sérieux et leur intégrité, qu'en comprenant pleinement l'intellect. C'est là que nous sommes radicalement différents des sorciers car ces deux vertus, sérieux et intégrité, nous font cruellement défaut.

Florinda Donner-Grau. Les portes du rêve, 1991. Traduction Laurence Minard, Editions du Rocher, 1995. Extraits pages 178-179

lundi 27 mai 2013

Vie, pouvoir, conscience, sacré


Toute vie est sacrée. Il en est de même de tout ce qui possède un pouvoir, que ce soit dans l'action comme les nuages dérivant au gré des vents, ou dans l'endurance passive comme le rocher sur le chemin. Car même la plus modeste des branches et la plus modeste des pierres possèdent une essence spirituelle vénérée comme la manifestation du pouvoir mystérieux, qui se diffuse sur tout l'Univers.

Francis LaFlesche (Osage), 1925. "The Osage Tribe, Rite of Virgil", 39th annual report of the Bureau of American Ethnology.
Cité dans Sagesse des Indiens d'Amérique, La Table Ronde, 1995.


Le sacré


Nous croyons que l'esprit habite tout l'univers et que chaque créature possède, dans une certaine mesure, une âme qui n'est pas nécessairement consciente d'elle-même. L'arbre, les cascades, l'ours grizzly, tous représentent une force incarnée, et en tant que telles, sont des êtres sacrés à respecter. 
Dr Charles A. Eastman (Ohiyesa) (Santee Dakota), 1902. The Soul of the Indian.
Cité dans Sagesse des Indiens d'Amérique, La Table Ronde, 1995



samedi 27 avril 2013

Dostoievski. Crimes et châtiments "des fragments d'autres mondes"



Les fantômes ce sont pour ainsi dire des lambeaux et des fragments d'autres mondes, leur principe. L'homme bien portant n'a, bien entendu, nul besoin de les voir car l'homme bien portant est le plus terrestre des hommes et qui, pour l'homme et le bon ordre, ne doit vivre que dans la vie d'ici-bas. Mais à peine tombe-t-il tant soit peu malade, à peine l'ordre terrestre normal se détraque-t-il dans son organisme, qu'aussitôt la possibilité de l'existence d'un autre monde commence à se manifester pour lui, et plus il est malade, plus les contacts avec l'autre monde sont nombreux, de sorte que lorsqu'il meurt pour de bon, il passe directement dans cet autre monde.



Dostoievski, Crime et châtiment, 1866, traduction Elisabeth Guertik, Livre de poche février 2000, p.318-319

dimanche 14 avril 2013

L'éducation par le silence et l'usage des sens

"Nous commencions par apprendre aux enfants à rester calmes et à aimer leur immobilité. Nous leur apprenions ensuite à utiliser leur odorat, à regarder là où il n'y a prétendument rien à voir et à écouter attentivement le silence apparent. Un enfant qui ne sait pas rester calme est un enfant à moitié développé."
Wapiti de fer (Iron Elk) et sa famille. Indiens Oglala (1907)


Ours debout (1868-1939)
Chef Sioux Oglala

In Helen Exley, Dans la beauté je marcherai, ed. Exley, Bierges, 1997.

dimanche 17 mars 2013

Eckhart Tolle, de la plainte à la présence


La plainte et la réactivité sont les schémas mentaux par lesquels l'ego se renforce le plus volontiers. Chez bien des gens, l'activité mentale et émotionnelle consiste largement à se plaindre et à réagir à ceci ou à cela. Ce faisant, ils donnent "tort" aux autres ou à une condition, et "raison" à eux-mêmes. En se donnant "raison", on se sent supérieur, et en se sentant supérieur,  on renforce son sentiment de soi. En réalité, bien sûr, on ne fait que renforcer l'illusion de l'ego. Pouvez-vous observer ces tendances en vous et reconnaître pour ce qu'elle est la voix qui se plaint dans votre tête ?

Le sentiment de soi égoïste a besoin de conflits, car son sentiment de séparation tire sa force de la lutte, en démontrant que ceci est "moi" mais que cela n'est pas "moi". Il n'est pas rare que des tribus, des nations et des religions renforcent leur sentiment d'identité collective au moyen d'ennemis. Que serait le "croyant" sans l'"incroyant" ?
Dans vos rapports avec les gens, décelez-vous en vous-même de subtils sentiments de supériorité ou d'infériorité à leur égard ? Vous voilà en face de l'ego, qui vit de comparaisons.

L'envie est un sous-produit de l'ego, qui se sent diminué si quelque chose de bon arrive à un autre ou si quelqu'un a plus de biens, de connaissances ou de capacités. L'identité de l'ego, qui dépend de la comparaison, se nourrit du fait d'avoir plus. Il peut s'accrocher à n'importe quoi. Si tout le reste échoue, on peut renforcer un sentiment de soi fictif en s'estimant traité injustement par la vie, ou plus malade qu'un autre.
Quelles sont les histoires, les fictions dont vous tirez votre sentiment de soi ?
(…)
La culpabilité est un autre exemple des efforts de l'ego en vue de créer une identité, un sentiment de soi. Que ce dernier soit positif ou négatif importe peu à l'ego. Ce que vous avez fait ou non était une manifestation de l'inconscience - l'inconscience humaine. Mais l'ego la personnalise en disant "J'ai fait cela", et vous retenez une "mauvaise" image mentale de vous.
p.40-42


"Vous ne l'avez peut-être pas remarqué, mais de brèves périodes de "conscience sans pensée" se produisent déjà d'une manière naturelle et spontanée dans votre vie. En vous livrant à une activité manuelle, en traversant une pièce, en attendant au comptoir de la ligne aérienne, vous pouvez être si complètement présent que les parasites mentaux habituels se calment pour laisser place à une présence consciente. Vous pouvez aussi regarder le ciel ou écouter quelqu'un sans faire de commentaire mental intérieur. Vos perceptions deviennent claires comme du cristal, limpides et dépourvues de pensée.
Pour le mental, cela ne compte pas, car il a d'autres chats à fouetter. De plus, comme ce ne sont pas des moments mémorables, vous ne les avez pas remarqués.
En réalité, c'est ce qui vous arrive de plus important. C'est le début d'un passage de la pensée à la présence consciente.
p.31


Eckhart Tolle, L'art du calme intérieur -un livre de sagesse qui nous ramène à l'essentiel, 2003, traduction Michel Saint-Germain, éditions J'ai Lu, février 2012

lundi 28 janvier 2013

L'Aigle et la conscience de l'homme. Carlos Castaneda

Un article du Libé du 28 janvier 2013 "Le feu intérieur du Burn-Out" est consacré à la sortie de l'ouvrage "Global Burn-Out", qui revient sur ce concept issu de la psychologie et qui désigne un état d'épuisement et d'ennui, typiquement moderne. Le Burnout psychologique a été conceptualisé pour la première fois par Herbert Freudenberger en 1974 dans son ouvrage "Staff burnout", mais le terme avait été inventé par Graham Greene dans son roman "A Burnt-Out Case" (1960).
"Incendie intérieur" "feu intérieur", "feu dévastateur", autant de termes employés par l'auteur de l'article pour parler de ce mal contemporain mais qui, pour les lecteurs de Carlos Castaneda, rappellent plutôt son "Fire from within" "Le feu du dedans", qui désigne … tout le contraire du "Burn-Out"

"Lorsque je lui demandai une fois quel était le principal caractère des voyants du nouveau cycle, il répondait qu'ils étaient les guerriers de la liberté totale, qu'ils possédaient une telle maîtrise de la conscience, de l'art de traquer et de l'intention que la mort ne les surprenait pas comme elle surprend les autres mortels, mais qu'ils choisissaient le moment et la forme de leur départ de ce monde. Le moment venu, ils étaient consumés par un feu intérieur et s'évanouissaient de la surface de la terre, libres, comme s'ils n'avaient jamais existé."  
Carlos Castaneda, Le Feu du Dedans, 1984, traduit par Amal Naccache, Gallimard, 1985. Editions Folio Essais, avril 1998, page 15

C'est dans cet ouvrage de 1984 que Castaneda rapporte pour la première fois l'enseignement de Don Juan sur la première et la seconde attention, sur l'oeuf lumineux, le point d'assemblage et qu'il évoque aussi l'Aigle, source de la conscience de l'homme.

"Il me dit que les conclusions auxquelles on accède par le raisonnement avaient très peu, voire pas d'influence susceptible de modifier le cours de notre vie. D'où les innombrables exemples de personnes qui, étant les plus lucides dans leurs convictions, agissent pourtant sans cesse dans un sens diamétralement opposé à celles-ci ; et la seule explication qu'ils donnent à leur conduite est que l'erreur est humaine.

"La première vérité est que le monde est ce qu'il paraît, et pourtant ne l'est pas. Il n'est pas aussi solide ni réel que notre perception a été amenée à le croire, mais il n'est pas non plus un mirage. Le monde n'est pas une illusion, comme on l'a dit ; il est réel, et il est irréel. Sois très attentif à cela, car il ne faut pas seulement que tu l'acceptes, il faut que tu le comprennes. Nous percevons. Cela est un fait d'évidence. Mais ce que nous percevons n'est pas un fait du même ordre car on nous enseigne ce qu'il faut percevoir.
"Quelque chose, là dehors, affecte nos sens. Cela est réel. Ce qui n'est pas réel, c'est ce que nous disent nos sens sur la nature de cette chose. (…) Nos sens perçoivent comme ils le font parce qu'une propriété spécifique de notre conscience les y force."
(…)
Don Juan me demanda d'un ton mi-figue, mi-raisin si je connaissais une meilleure façon de répondre à la question qui a toujours hanté l'homme : la raison de notre existence. Je pris tout de suite une position défensive et commençai par dénoncer l'absurdité de la question, car elle ne pouvait faire l'objet d'une réponse logique. Pour discuter de ce sujet, poursuivi-je, il faudrait que nous parlions des croyances religieuses et que nous en fassions entièrement une question de foi.
"Les anciens voyants ne parlaient pas que de foi, dit-il. Ils n'avaient pas l'esprit aussi pratique que les nouveaux voyants mais ils l'avaient suffisamment pour savoir ce qu'ils voyaient. Ce que je tentais de t'indiquer par cette question qui t'a tellement ébranlé, c'est le fait que notre rationalité ne peut trouver à elle seule une réponse quant à la raison de notre existence. A chacune de ses tentatives, la réponse débouche sur une question de foi. Les anciens voyants ont pris une autre voie et ils ont bien trouvé une réponse qui n'implique pas la foi seule.
"Les anciens voyants, en prenant des risques follement dangereux, poursuivit-il, virent véritablement la force indicible qui est la source de tous les êtres sensibles. Ils l'appelèrent l'Aigle car, dans les rares et brèves visions qu'ils purent soutenir, ils virent cette force sous une forme qui ressemblait à celle d'un aigle noir et blanc, d'une dimension infinie.
Illustration T. Nasmith in Le Silmarillion de J.R.R. Tolkien

Ils virent que c'est l'Aigle qui donne la conscience. L'Aigle crée les êtres sensibles afin qu'ils vivent et enrichissent la conscience qu'il leur donne en même temps que la vie. Ils virent aussi que c'est l'Aigle qui dévore cette conscience enrichie après avoir fait en sorte que les êtres sensibles s'en dessaisissent au moment de leur mort.
(...)
A son avis, il serait plus exact de parler de l'existence d'une force qui exerce  une attraction sur notre conscience, d'une façon assez semblable à celle d'un aimant attirant des pailles de fer. Au moment de la mort, tout notre être se désintègre sous l'attraction de cette force immense.
Il trouvait grotesque qu'un tel événement soit interprété par l'image de l'Aigle en train de nous dévorer, parce que cette interprétation transforme un acte indicible en un fait aussi banal que celui de manger.
(...)
- Comment l'homme utilise-t-il les émanations (de l'Aigle), don Juan ?
- C'est si simple que cela en a l'air idiot. Pour un voyant, les hommes sont des êtres lumineux. Notre luminosité est composée de la partie des émanations de l'Aigle qui se trouve enfermée dans notre cocon en forme d'oeuf. Cette partie spécifique, cette poignée d'émanations enfermées est ce qui fait de nous des hommes. Percevoir consiste à accorder les émanations qui se trouvent à l'intérieur de notre cocon avec celles qui se trouvent à l'extérieur.

Carlos Castaneda, Le Feu du Dedans, 1984, traduit par Amal Naccache, Gallimard, 1985. Editions Folio Essais, avril 1998, pages 66-80