dimanche 20 octobre 2013

Perdre le mental. Armando Torres et Carlos Castaneda


Il m'expliqua que ce que rejettent les sorciers n'est pas la capacité à raisonner pour parvenir à des conclusions, mais la façon dont la raison est imposée dans notre vie, comme si elle était l'unique alternative.
« La rationalité nous fait nous sentir comme un bloc solide, et nous commençons à accorder la plus grande importance à des concepts comme « la réalité ». Lorsque nous affrontons des situations inhabituelles, comme celles qui assaillent les sorciers, nous nous disons : « Ce n'est pas raisonnable ! » Et il semble que nous avons dit là tout ce qu'il y avait à dire.
« Le monde de notre mental est dictatorial, mais fragile. Après quelques années d'un usage continu, le soi devient tellement pesant que cela devient un lieu commun de se reposer pour pouvoir continuer.
« Un guerrier lutte pour rompre la description du monde qui a été injectée en lui, afin d'ouvrir un espace pour de nouvelles choses. Sa guerre est livrée contre le moi. Dans ce but, il essaye d'être en permanence conscient de son potentiel. Puisque le contenu de la perception dépend de la position du point d'assemblage, un guerrier cherche de toutes ses forces à ébranler la fixation de ce point. Au lieu de livrer un culte à ses spéculations, il prête attention à certaines prémisses du chemin des sorciers.
« Ces prémisses déclarent que premièrement, seul un haut niveau d'énergie peut nous permette de traiter adéquatement avec le monde. Deuxièmement, que la rationalité est une conséquence de la fixation du point d'assemblage sur la position de la raison, et que ce point se déplace lorsque nous parvenons au silence intérieur. Troisièmement, qu'il y a dans notre champ lumineux d'autres points aussi pragmatiques que la rationalité. Quatrièmement, lorsque nous réussissons à parvenir à une vision qui inclut la raison avec son centre jumeau - la connaissance silencieuse - les concepts de vérité et de mensonge cesse d'être opérationnels et il devient clair que le vrai dilemme de l'homme est d'avoir de l'énergie ou de ne pas en avoir.
« Les sorciers raisonnent d'une façon différente des gens ordinaires. Pour eux, ancrer l'attention est folie et la laisser fluer fait partie du sens commun. Ils appellent « voir » la fixation du point d'assemblage en des zones inhabituelles. Être sage est un impératif, mais ils ont découvert que la rationalité n'est pas toujours sage. Demeurer sage est un acte volontaire, alors qu'être raisonnable c'est juste fixer notre attention sur un consensus collectif. »

« Les sorciers sont-ils opposés à la raison, alors ? »
« Je te l'ai déjà dit : ils sont opposé à sa dictature. Ils savent que le centre de la raison peut nous conduire très loin. La raison absolue est impitoyable, elle ne s'arrête pas à mi-chemin ; c'est pour cela que les gens la craignent. Lorsque nous sommes capables de nous focaliser dessus avec inflexibilité, cela génère l'obligation d'être impeccable, parce que ne pas l'être n'est pas raisonnable. Faire les choses avec impeccabilité c'est faire tout ce qui est humainement possible, et un peu plus. Ainsi, la raison, elle aussi, entraîne un mouvement du point d'assemblage.
« Pour agir avec les préceptes du chemin du guerrier, tu as besoin d'avoir un but clair, d'accepter ta tâche, et d'une intention inflexible. Si tu regardes autour de toi, tu verras que la plupart des gens « de raison » ne sont pas situés sur ce point, mais à sa périphérie. »
« Pourquoi ? »
« A cause du manque d'énergie. Leurs trous les empêchent d'être réellement objectifs. Leur attention fluctue, et leur perception est hybride, ambiguë. Ils flottent comme une barque sans gouvernail au milieu du courant, à la merci de leurs émotions et sans apercevoir ni la lisière de la raison pure, ni celle de l'abstrait.
« Ce dont a besoin un guerrier moderne est une condition d'accroissement énergétique soutenue, afin que son attention puisse fluctuer entre la raison et la connaissance silencieuse. Pouvoir se mouvoir ainsi le rend plus sage que jamais, sans toutefois en faire un être rationnel. Quelle que soit la position où il se fixe, il ne perd pas de vue l'autre côté ; ainsi sa vision acquiert perspective et profondeur. Les sorciers décrivent cette condition comme « être double » ou « perdre le mental ».
« Nous pouvons parvenir à la connaissance silencieuse de la même façon que nos maîtres nous apprirent à parvenir à la raison : par induction. C'est comme dominer les deux côtés d'un pont. D'un côté, tu peux voir la raison comme un filet d'accords, lequel transforme l'interprétation collective en un sens commun à travers les coutumes de la préoccupation. Depuis l'autre côté, tu peux ressentir la connaissance silencieuse comme une noirceur insondable et créatrice qui s'étend bien au-delà du seuil de la non-pitié. Passé ce seuil, les anciens sorciers arrivèrent à la source de la compréhension pure.
« Être double c'est réaliser une connexion avec soi-même, fluer entre deux points. C'est quelque chose de pratiquement indescriptible, mais un apprenti l'expérimente assez tôt s’il a une réserve suffisante d'énergie. A partir de là, il apprend à traiter avec la raison comme un être libre, sans révérence ni soumission. Il acquiert alors ce que Don Juan appelait : l'intensité, c'est-à-dire, la capacité d'emmagasiner de l'information en un bloc perceptuel. »
Le concept d' « intensité » me semblait complètement obscur et je lui demandai plus d'explications. Il me répondit que la perception se compose de contenu et d'intensité. Les situations extrêmes, comme par exemple la conscience aigue d'un danger, la proximité de la mort ou l'effet des plantes de pouvoir génère une grande intensité.
Un sorcier apprend à accumuler ces expériences dans le mouvement du point d'assemblage.
Il ajouta que le chemin de la connaissance propose un changement de valeurs dans la manière dont nous comprenons notre interaction sociale en tant qu'espèce, en soustrayant notre énergie de la vie quotidienne et en la concentrant sur des situations qui impliquent une intense expérience vécue.
« Il s'agit de revenir à l'homme merveilleux, au pouvoir, à ce à quoi il a rêvé ; de le reconnecter avec l'étonnement et la capacité de créer. Cette rupture est la seule qui peut libérer notre luminosité de notre uniformité perceptuelle. »

Rencontres avec le Nagual

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