samedi 27 février 2010

Remplir le corps d'énergie. Taisha Abelar




Essaie de t’imaginer comme un gigantesque entrepôt de mémoire, suggéra-t-elle. Dans cet entrepôt, quelqu’un d’autre que toi a emmagasiné des sentiments, des idées, des dialogues mentaux et des modes de comportement. Comme c’est ton entrepôt, tu peux y aller et fouiller partout quand tu veux et utiliser tout ce qui s’y trouves. Le problème, c’est que tu n’as absolument pas ton mot à dire sur le stock, car il était déjà établi avant que tu n’entres en possession de l’entrepôt. Ainsi, tu es radicalement limitée dans ta sélection d’objets.
(...)
Nous pouvons considérer le corps soit comme un organisme biologique, soit comme une source de pouvoir, expliqua Clara. Cela dépend de l’état du stock dans notre entrepôt ; le corps peut être dur et rigide ou souple et doux. Si notre entrepôt est vide, le corps lui-même est vide et l’énergie issue de l’infinité peut y circuler librement. (…)
Quand nous sommes suffisamment vidés de notre stock encombrant et périmé, l’énergie vient à nous et se rassemble naturellement. Quand une somme d’énergie suffisante se soude, elle se transforme en pouvoir. Tout peut annoncer sa présence : un bruit fort, une voix douce, une pensée étrangère, un élan soudain de vigueur ou de bien-être.

Taisha Abelar. Le passage des sorciers. Voyage initiatique d’une femme vers l’autre réalité. 1992. Editions du Seuil, 1998, traduction Sylvie Carteron. Extraits page 103 et page 135

La Conscience est un réseau




Depuis Husserl, il est admis que la conscience est « intentionnelle » : il faut qu’elle se fixe sur quelque chose, sinon elle ne voit rien. Tout le monde a pu constater qu’en certaines occasions, on peut jeter un coup d’œil à sa montre et ne pas voir l’heure qu’il est ; pour lire l’heure il faut se concentrer, faire une mise au point. Regardez ce qui se passe quand on veut lire en étant ivre ou très fatigué. On peut se fixer sur des phrases isolées, mais on ne comprend pas le sens du texte, bien que l’on comprenne parfaitement chaque phrase isolément. L’esprit est semblable à une lampe qui balaierait la page ; à mesure qu’une nouvelle phrase est éclairée, le reste retombe dans l’obscurité.
Par contre, lorsqu’on comprend ce qu’on lit, l’esprit continue à retenir le sens des phrases antérieures. C’est comme s’il avait deux mains, l’une qui saisit le sens des mots nouveaux les uns après les autres, l’autre qui conserve tout ce qui a été lu précédemment et peut relier les phrases entre elles, pour tirer la signification de l’ensemble. On peut exprimer cela d’une manière simple en disant que la conscience travaille en maniant des relations. Quand elle fonctionne normalement, elle fait la relation entre les nouveaux mots et leur signification, et tout ce qui précède.
Une conscience normale ressemble à une toile d’araignée, et nous sommes l’araignée au centre. Ce centre représente l’instant présent. Mais le sens de notre vie dépend de ces fils ténus qui s’étendent dans toutes les directions de l’espace et du temps et des vibrations qu’ils transmettent à la toile.
En temps normal, la conscience peut être représentée par une toile très petite ; notre vie est mouvementée comme si la toile était en butte à un vent violent. Mais, parfois, le vent retombe et nous réussissons à fabriquer une toile bien plus grande. (…) Cette structure en « toile d’araignée » est propre à chaque conscience ; seule varie la taille de la toile.
Les conséquences de ce qui précède sont immenses. Les « visions » et les extases des mystiques sont parfaitement normales et réelles ; ce ne sont pas des illusions. (…) Les philosophes pessimistes qui trouvent que la vie n’a aucun sens vivent simplement dans une toile trop restreinte. Ce que Sartre appelle « la nausée » (...)
L'homme est en train de se fabriquer naturellement une toile plus vaste qu'auparavant. Tel est le sens de son évolution (...)

Colin Wilson, La pierre philosophale, pp. 82-83, Nouvelles éditions Oswald, 1982. Traduction Gérard Blanc

jeudi 25 février 2010

Le moyen de la connaissance





La vie ne m’a pas déçu ! Je la trouve au contraire d’année en année plus riche, plus désirable et plus mystérieuse, - depuis le jour où m’est venue la grande libératrice, cette pensée que la vie pouvait être une expérience de celui qui cherche la connaissance, - et non un devoir, non une fatalité, non une duperie ! – Et la connaissance elle-même : que pour d’autres elle soit autre chose, par exemple un lit de repos, ou bien le chemin qui mène au lit de repos, ou bien encore un divertissement ou bien une flânerie, - pour moi elle est un monde de dangers et de victoires, où les sentiments héroïques eux aussi ont leur place de danses et de jeux. « La vie comme moyen de la connaissance » - avec ce principe au cœur, on peut non seulement vivre avec bravoure, mais encore vivre gaiement, et rire joyeusement !

Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, aphorisme n°324, pp.318-319, LGF, 1993. traduction d'Henri Albert, revue par Marc Sautet.

samedi 20 février 2010

"La signification du calumet" par Tahca Ushte




« Je tenais les calumets. Leurs fourneaux étaient ma chair. Le tuyau représentait chaque génération. Je sentais mon sang pénétrer dans le calumet, je le sentais refluer vers moi, tourner dans ma tête à la façon d’un esprit. Je sentais les calumets naître à la vie entre mes mains, et remuer. Je sentais leur pouvoir surgir d’eux et pénétrer mon corps, l’emplir tout entier. Des pleurs inondaient mon visage. Et il me vint en pensée un aperçu de la signification du calumet : grâce à celui du Bison Enfant, je me connaissais moi-même, je découvrais la terre autour de moi. La cécité de mon cœur disparaissait et me faisait voir un autre monde au-delà du quotidien de la peau de grenouille verte. Je compris que le calumet était mon église. Ce petit objet de bois et de pierre, aussi longtemps qu’il serait à moi, je n’aurais besoin de rien d’autre. Je sus que le calumet renferme en lui les pouvoirs de la nature, et que j’étais moi-même à l’intérieur du calumet. Je sus qu’en fumant le calumet, je me tenais au centre du monde, m’abandonnant moi-même au Grand Esprit, et que tout autre Indien priant avec le calumet devait avoir, à un moment ou l’autre, la même sensation. Je sus qu’en libérant la fumée vers le ciel, je libérais aussi en moi ce qui devait être libre, et qu’ainsi je faisais la joie de toutes les plantes et de tous les animaux de la terre. Tout cela, j’avais le pouvoir de le comprendre avec le cœur et le sang, de la même façon, j’imagine, qu’un animal comprend le monde – pas avec le cerveau. J’ai repensé à ces révélations des années durant. Même aujourd’hui, après tant de temps, leur souvenir me tient en éveil, la nuit.
Je fus soudain convaincu que si je mêlais mon haleine à la fumée sacrée, je l’urinais à l’haleine de toute créature vivante sur cette terre, et que la lueur de la braise était le feu sacré du Grand Esprit. Ce même feu qui est dans le soleil. Je sus que dans le calumet toutes les parcelles de la nature se fondaient en une, devenaient une. La pensée me vint que si un jour je parvenais à comprendre la signification du calumet, avec les symboles qui s’y cachent, alors seulement je saurais ce que signifie : être un Indien, ce que signifie être soi-même. »

Tahca Ushte – Richard Erdoes. De mémoire indienne. La vie d’un Sioux, voyant et guérisseur, 1972.
Traduction Jean Queval, 1977. Collection Terre humaine/Poche, mars 1993, pp. 338-339

lundi 8 février 2010

La matière est un langage. Denis Saurat




Dialogue V

Le langage de la matière
Le métaphysicien. - La matière est un langage. Elle nous sert à exprimer des désirs plus larges et moins subtils que les langages humains; et nous est commune expression avec un bien plus grand nombre d'êtres.
Toute une catégorie de nos désirs ne peut s'exprimer qu'en ce langage.
Comme le langage humain, elle a ses défauts, ses impossibilités et ses erreurs. Ses conventions rendent impossibles l'expression de bien des désirs. Elle ne s'altère que lentement et difficilement, et par des collaborations trop étendues. d'où la création nécessaire d'autres langages moins universels : moins réels, mais plus souples et plus délicats, et plus individuels.
De même que les sons du langage humain sont des vibrations, de même la matière n'est faite que de vibrations.

Le psychologue. -Agir, c'est s'exprimer dans le langage de la matière, comme parler est s'exprimer dans le langage humain. Et l'homme et la plupart des êtres s'expriment principalement dans le langage matériel : d'où sa réalité et son importance. Et tous les êtres collaborent par leur action, à établir les conventions qui règlent le langage matériel; et refusent d'admettre dans ce langage les expressions qui brisent ces conventions
(...)
Le poète. - Le travail de tous les êtres est de construire le langage qui exprime l'être, et par lequel et grâce auquel l'être se réalise : de construire le monde.
(...)
Les règles établies par la Convention sont logiques et finies. L'être infini ne peut se limiter en son expansion. Dans sa croissance, il fait éclater les lois de son corps, tôt ou tard, fatalement. C'est alors l'accident, la maladie, la mort du corps.


Denis Saurat. La mort et le rêveur, 1947 (réédition Praxis-Lacour, 1990), pp. 139-140