dimanche 9 août 2015

Ouspensky, Devenir conscient de soi-même

L'homme n'est pas conscient de lui-même. L'illusion qui l'habite - celle d'être conscient - est créée par le souvenir et par les processus de pensée.
Un homme, par exemple, se rend au théâtre. s'il en a l'habitude, il n'a pas spécialement conscience d'être là où il est, et cela bien qu'il puisse observer des choses et les voir, qu'il puisse apprécier ou détester le spectacle, s'en souvenir, se souvenir des gens qu'il a rencontrés et ainsi de suite.
De retour chez lui, il se souvient d'avoir été au théâtre et, bien entendu, d'y avoir été conscient. Il n'a aucun doute là-dessus, et il ne se rend pas compte que sa conscience puisse être totalement absente alors qu'il peut encore se comporter raisonnablement, penser et observer.
En règle générale, l'homme peut connaître quatre états de conscience. Ce sont : le sommeil, l'état de veille, la conscience de soi, la conscience objective.
Mais, bien qu'il ait la possibilité de vivre ces quatre états de conscience, il ne vit, de fait, que deux d'entre eux : une partie de sa vie se passe dans le sommeil et l'autre dans ce que l'on appelle "l'état de veille", quoique en réalité son état de veille diffère très peu du sommeil.

Dans la vie ordinaire, l'homme ne connaît rien de la "conscience objective" et aucune expérimentation de cet ordre est possible. Le troisième état ou "conscience de soi", l'homme se l'attribue, c'est-à-dire qu'il imagine le posséder alors qu'en fait il ne peut être conscient de lui-même que lors de très rares éclairs et, même en ces occasions, il ne reconnaît probablement pas cet état (...)Ces éclairs de conscience surviennent en des moments d'exception, dans des états émotionnels intenses (...) ou alors, à des moments tout à fait ordinaires (...)
A présent, je veux simplement attirer votre attention sur vos propres observations de votre mémoire. Vous remarquerez que vos instants de mémoire sont de nature diverses. De certaines choses, vous gardez un souvenir vivace ; d'autres restent floues ; il en est même dont vous ne vous rappelez pas du tout. Vous savez seulement qu'elles sont arrivées.
(...) Vous ne vous souvenez que des moments où vous avez été conscients.
Ainsi, pour en revenir au troisième état de conscience, nous pouvons dire que l'homme bénéficie d'instants fortuits de conscience qui lui laissent souvenir des circonstances qui les accompagnaient, mais il ne peut pas les contrôler. (...)
La question se pose : est-il possible d'acquérir un contrôle sur ces éclairs de conscience, de les susciter plus souvent et de les conserver plus longtemps ou même de les rendre permanents ? En d'autres termes : est-il possible de devenir conscient ?
(...)
Car l'homme, grâce aux méthodes appropriées et aux efforts corrects, peut acquérir le contrôle de la conscience et peut devenir conscient de lui-même (...)
Cette étude doit commencer par l'examen en nous-mêmes des obstacles à la conscience, car la conscience ne peut commencer à croître sans qu'au moins un certain nombre d'entre eux ait été levés.
Au cours des conférences qui suivront, je parlerai de ces obstacles, dont le plus grand est notre ignorance de nous-mêmes et notre illusion de croire que nous nous connaissons au moins dans une certaine mesure et que nous pouvons compter sur nous-mêmes.

Ouspensky, L'homme et son évolution possible, 1940. Traduction B. de Panafieu, éditions Accarias L'originel, Paris, 2009.