dimanche 30 janvier 2011

Antonin Artaud. Retrouver l'Absolu avec le Peyotl




A force de voir autour de moi mentir les hommes, mentir sur ce qui fait être idée, ce refus imbécile de s’avancer jusqu’aux idées, j’ai éprouvé le besoin de quitter l’homme et de m’en aller, où je pourrai enfin librement m’avancer avec mon cœur, tout ce cœur qui devant ma conscience attentive cueille et déblaie les émotions d’images qui lui viennent de l’Absolu circulaire, ce flot tissu perçant ma colonne vertébrale et que mon cœur ensuite vers mon plexus rejette avec le spasme d’une mer. (…) On voit Dieu quand on le veut bien, et voir Dieu c’est ne pas être satisfait de la petite enclave des sensations terrestres qui n’ont jamais fait que d’un peu plus ouvrir la faim d’un moi et d’une conscience entière, que ce monde ne cesse pas d’assassiner et de tromper.
Un jour j’ai été loin de Dieu, mais jamais non plus je ne me suis senti si loin de ma propre conscience, et j’ai vu que sans Dieu il n’y a pas de conscience ni d’être, et que l’homme qui se croit encore vivre ne pourra plus jamais rentrer en soi.
C’est ainsi que poussant vers Dieu, j’ai retrouvé les Tarahumaras.
La plus haute idée de la conscience humaine et de ses universels répondants : Absolu, Eternité, Infini, existe encore chez cette race de vieux Indiens qui disent avoir reçu le Soleil pour le transmettre aux méritants, et qui dans les rites du Ciguri ont conservé la porte organique de la preuve, par laquelle notre être, que l’impure assemblée des êtres a rebuté, sait qu’il est lié à cet au-delà des perceptions corporelles où le Cœur du Divin se consume à nous appeler.
(…)
Il arrive souvent que la nuit monte mal sur l’âme et de telle sorte que celle-ci, forcée de tentations et lasse, ne sait plus très bien d’où elle vient : d’en haut ou d’en bas, de la lumière ou des ténèbres. C’est alors que le peyotl donné par Jésus-christ intervient. Il prend l’âme derrière le dos et la rassied dans la lumière éternelle, telle que venue de l’Esprit d’en haut ; et la maintenant dans cet En-Haut il lui apprend à distinguer entre elle et cette énergie insondable qui est comme l’infini multiple de ses propres capacités et qui commence là où, milliards de milliards appelés êtres, nous nous éteignons et tarissons.
- Si haut que je sois monté dans les ténèbres du mental je n’ai pas toujours conscience de m’être décidé pour les raisons les plus claires pour ceci ou pour cela. – Il y a entre le moi et le non-moi une guerre que les siècles jusqu’ici n’ont pas encore tranchée. L’Illusoire que je n’aime pas me donne bien souvent l’impression d’occuper ma conscience avec une vigueur séductrice bien plus forte que le Réel. – C’est qu’avant moi il y a la tentation : tentation d’être ceci ou cela, comme ceci ou comme cela, celui-ci ou celui-là. C’est la raison de cet épouvantable combat que dans le pré-conscient de ma Volonté et de mes Actes j’ai toujours mené avec ce qui n’est pas moi. – Mais qui me dira en vertu de quoi je me suis décidé à choisir ma conscience. L’homme vit le Bien et la Mal comme si une force les lui dictait mais il ne s’est jamais vu à la Source distributrice des impulsions innomées qui le portent à juger et à préférer. Quand il fait le Bien il le juge meilleur, rassurant et très préférable, mais quand il fait le Mal, ou quand un instant il y pense il se demande si ce n’est pas lui par hasard qui serait le meilleur, et pour quelles raisons, ces raisons justement disparues de sa conscience et que le Mal vient d’enténébrer, le Bien a été conçu par lui comme Bon et le Mal comme mauvais, alors que Dieu (…) n’a jamais cessé de lui dire.
A s’accepter ainsi sans curiosité pour Dieu et sans problème, l’homme n’est plus cet inerte automate, générateur d’ennui et de folie, qu’a déserté toute conscience, et que l’âme encore pure a fui, parce qu’elle sent percer le moment où cet Automate va accoucher de la Bête (…).
J’ai donc senti qu’il fallait remonter le courant et me distendre dans ma pré-concience jusqu’au point où je me verrai évoluer et désirer. Et le Peyotl m’y a mené (…).
Et les êtres ont beau ânonner que les choses sont telles quelles et qu’il n’y a plus rien à chercher, moi, je vois bien qu’ils ont perdu pied, et que depuis longtemps ils ne savent plus ce qu’ils disent, car les états avec lesquels ils se tendent au-dessus du flot des idées, et où l’on prend les mots pour parler, ils ne savent plus où ils sont allés les chercher.

Antonin Artaud, Supplément au voyage au pays des Tarahumaras (1955), In Les Tarahumaras, Gallimard, 1971, extraits p. 96, 98-100

Ecouter le podcast Le rite du Peyotl chez les Tarahumaras

mercredi 19 janvier 2011

Carlos Castaneda. Le redéploiement de l'énergie (Passes magiques ou Tenségrité)




La tendance naturelle des êtres humains, disait-il, est d’expulser l’énergie hors des centres vitaux qui, sur le côté droit du corps, sont situés juste au bord de la cage thoracique, dans la région du foie et de la vésicule biliaire ; du côté gauche, au bord de la cage thoracique encore, dans la région du pancréas et de la rate ; dans le dos, juste derrière des deux autres centres, autour des reins et un peu au-dessus, du côté des glandes surrénales ; à la base du cou, sur le V formé par le sternum et les clavicules ; et chez les femmes autour de l’utérus et des ovaires.
- Comment les humains expulsent-ils cette énergie, don Juan ? questionnai-je
- En se rongeant les sangs, répondit-il. En succombant au stress de la vie quotidienne. Les contraintes journalières prennent un lourd tribut sur le corps.
- Et qu’advient-il de cette énergie, don Juan ?
- Elle se rassemble à la périphérie de la boule lumineuse, pour former un épais dépôt, comme une écorce. Les passes magiques s’appliquent à l’être humain tout entier, en tant que corps physique et en tant qu’agrégat de champs énergétiques. Elles remuent l’énergie qui s’est accumulée dans la boule lumineuse et la renvoient vers le corps physique. (…) La véritable magie de ces passes tient dans le fait qu’elles renvoient les sédiments d’énergie vers les centres vitaux, d’où la sensation de bien-être et de vigueur qu’éprouve le praticien.

Carlos Castaneda, Passes magiques, 1998. Editions du Rocher, 1998, traduction Emmanuel Scavée, page 25.

Antonin Artaud. Le Peyotl : ouvrir la conscience


Jamais un Européen n’accepterait de penser que ce qu’il a senti et perçu dans son corps, que l’émotion dont il a été secoué, que l’étrange idée qu’il vient d’avoir et qui l’a enthousiasmé par sa beauté n’était pas la sienne, et qu’un autre a senti et vécu tout cela dans son propre corps, ou alors il se croit fou et de lui on serait tenté de dire qu’il est devenu un aliéné. Le Tarahumara au contraire distingue systématiquement entre ce qui est de lui et ce qui est de l’Autre dans tout ce qu’il pense, sent et produit. Mais la différence entre un aliéné et lui c’est que sa conscience personnelle s’est accrue dans ce travail de séparation et de distribution interne, auquel le Peyotl l’a conduit, et qui renforce sa volonté. S’il semble savoir beaucoup mieux ce qu’il n’est pas que ce qu’il est, en revanche il sait ce qu’il est et qui il est beaucoup mieux que ce que nous savons nous-mêmes ce que nous sommes et ce que nous voulons. « Il y a, dit-il, dans tout homme un vieux reflet de Dieu où nous pouvons encore contempler l’image de cette force d’infini qui un jour nous a lancés dans une âme et cette âme dans un corps et c’est à l’image de cette Force que le Peyotl nous a conduits parce que Ciguri nous rappelle à lui"
(…)
Le Peyotl ramène le moi à ses sources vraies. Sorti d’un état de vision pareille on ne peut plus comme avant confondre le mensonge avec la vérité. On a vu d’où l’on vient et qui l’on est, et on ne doute plus de ce que l’on est. Il n’est plus d’émotion ni d’influence extérieure qui puisse vous en détourner (…) le Peyotl c’est L’HOMME non pas né, mais INNÉ (…). [La conscience] sait ce qui est bon pour elle et ce qui ne lui vaut rien : et donc les pensées qu’elle peut accueillir sans danger et avec profit, et ceux qui sont néfastes pour l’exercice de sa liberté.
(…)
Or il y a une chose que les prêtres du Peyotl au Mexique m’ont aidé à remarquer et que le peu de Peyotl que j’ai pris a ouverte dans ma conscience. C’est que c’est dans le foie humain que se produit cette alchimie secrète et ce travail par lequel le moi de tout individu choisit ce qui lui convient, l’adopte ou le rejette parmi les sensations, les émotions, les désirs, que l’inconscient lui forme et qui composent ses appétits, ses conceptions, ses croyances vraies, et ses idées. C’est là que le Je devient conscient et que son pouvoir d’appréciation, de discrimination organique extrême se déploie. Parce que c’est là que Ciguri travaille à séparer ce qui existe de ce qui n’existe pas. Le foie semble donc être le filtre organique de l’Inconscient.
J’ai trouvé des idées métaphysiques semblables dans les œuvres des vieux Chinois. Et d’après eux le foie est le filtre de l’inconscient mais la rate est le répondant physique de l’infini. Cela d’ailleurs est une autre question.
Mais pour que le foie puisse remplir sa fonction il faut au moins que le corps soit bien nourri.


Antonin Artaud, Le rite du Peyotl chez les Tarahumaras, 1943, in Les Tarahumas, Gallimard, 1971, collection Idées/Gallimard, 1978, extraits pages 19, 31 et 33