A force de voir autour de moi mentir les hommes, mentir sur ce qui fait être idée, ce refus imbécile de s’avancer jusqu’aux idées, j’ai éprouvé le besoin de quitter l’homme et de m’en aller, où je pourrai enfin librement m’avancer avec mon cœur, tout ce cœur qui devant ma conscience attentive cueille et déblaie les émotions d’images qui lui viennent de l’Absolu circulaire, ce flot tissu perçant ma colonne vertébrale et que mon cœur ensuite vers mon plexus rejette avec le spasme d’une mer. (…) On voit Dieu quand on le veut bien, et voir Dieu c’est ne pas être satisfait de la petite enclave des sensations terrestres qui n’ont jamais fait que d’un peu plus ouvrir la faim d’un moi et d’une conscience entière, que ce monde ne cesse pas d’assassiner et de tromper.
Un jour j’ai été loin de Dieu, mais jamais non plus je ne me suis senti si loin de ma propre conscience, et j’ai vu que sans Dieu il n’y a pas de conscience ni d’être, et que l’homme qui se croit encore vivre ne pourra plus jamais rentrer en soi.
C’est ainsi que poussant vers Dieu, j’ai retrouvé les Tarahumaras.
La plus haute idée de la conscience humaine et de ses universels répondants : Absolu, Eternité, Infini, existe encore chez cette race de vieux Indiens qui disent avoir reçu le Soleil pour le transmettre aux méritants, et qui dans les rites du Ciguri ont conservé la porte organique de la preuve, par laquelle notre être, que l’impure assemblée des êtres a rebuté, sait qu’il est lié à cet au-delà des perceptions corporelles où le Cœur du Divin se consume à nous appeler.
(…)
Il arrive souvent que la nuit monte mal sur l’âme et de telle sorte que celle-ci, forcée de tentations et lasse, ne sait plus très bien d’où elle vient : d’en haut ou d’en bas, de la lumière ou des ténèbres. C’est alors que le peyotl donné par Jésus-christ intervient. Il prend l’âme derrière le dos et la rassied dans la lumière éternelle, telle que venue de l’Esprit d’en haut ; et la maintenant dans cet En-Haut il lui apprend à distinguer entre elle et cette énergie insondable qui est comme l’infini multiple de ses propres capacités et qui commence là où, milliards de milliards appelés êtres, nous nous éteignons et tarissons.
- Si haut que je sois monté dans les ténèbres du mental je n’ai pas toujours conscience de m’être décidé pour les raisons les plus claires pour ceci ou pour cela. – Il y a entre le moi et le non-moi une guerre que les siècles jusqu’ici n’ont pas encore tranchée. L’Illusoire que je n’aime pas me donne bien souvent l’impression d’occuper ma conscience avec une vigueur séductrice bien plus forte que le Réel. – C’est qu’avant moi il y a la tentation : tentation d’être ceci ou cela, comme ceci ou comme cela, celui-ci ou celui-là. C’est la raison de cet épouvantable combat que dans le pré-conscient de ma Volonté et de mes Actes j’ai toujours mené avec ce qui n’est pas moi. – Mais qui me dira en vertu de quoi je me suis décidé à choisir ma conscience. L’homme vit le Bien et la Mal comme si une force les lui dictait mais il ne s’est jamais vu à la Source distributrice des impulsions innomées qui le portent à juger et à préférer. Quand il fait le Bien il le juge meilleur, rassurant et très préférable, mais quand il fait le Mal, ou quand un instant il y pense il se demande si ce n’est pas lui par hasard qui serait le meilleur, et pour quelles raisons, ces raisons justement disparues de sa conscience et que le Mal vient d’enténébrer, le Bien a été conçu par lui comme Bon et le Mal comme mauvais, alors que Dieu (…) n’a jamais cessé de lui dire.
A s’accepter ainsi sans curiosité pour Dieu et sans problème, l’homme n’est plus cet inerte automate, générateur d’ennui et de folie, qu’a déserté toute conscience, et que l’âme encore pure a fui, parce qu’elle sent percer le moment où cet Automate va accoucher de la Bête (…).
J’ai donc senti qu’il fallait remonter le courant et me distendre dans ma pré-concience jusqu’au point où je me verrai évoluer et désirer. Et le Peyotl m’y a mené (…).
Et les êtres ont beau ânonner que les choses sont telles quelles et qu’il n’y a plus rien à chercher, moi, je vois bien qu’ils ont perdu pied, et que depuis longtemps ils ne savent plus ce qu’ils disent, car les états avec lesquels ils se tendent au-dessus du flot des idées, et où l’on prend les mots pour parler, ils ne savent plus où ils sont allés les chercher.
Antonin Artaud, Supplément au voyage au pays des Tarahumaras (1955), In Les Tarahumaras, Gallimard, 1971, extraits p. 96, 98-100
Ecouter le podcast Le rite du Peyotl chez les Tarahumaras
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire