mardi 27 août 2013

L'essence et la personnalité de l'homme. Gurdjieff

Rappelons que l'homme est constitué de deux parties : essence et personnalité. L'essence dans l'homme est ce qui est à lui. La personnalité dans l'homme est "ce qui n'est pas lui". "Ce qui n'est pas lui" signifie : ce qui lui est venu du dehors, ce qu'il a appris, ou ce qu'il reflète, toutes les traces d'impressions extérieures laissées dans la mémoire et dans les sensations, tous les mots et tous les mouvements qui lui ont été enseignés, tous les sentiments créés par imitation. (...)
Un petit enfant n'a pas encore de personnalité. Il est ce qu'il est réellement. Il est essence. Ses désirs, ses goûts, ce qu'il aime, ce qu'il n'aime pas, expriment son être tel qu'il est.
Mais aussitôt qu'intervient ce que l'on nomme "éducation", la personnalité commence à croître. La personnalité se forme en partie sous l'action d'influences intentionnelles, c'est-à-dire de l'éducation, et, en partie, du fait de l'imitation involontaire des adultes par l'enfant lui-même. Dans la formation de la personnalité, un grand rôle est également joué par la "résistance" de l'enfant à son entourage et par ses efforts pour dissimuler ce qui est "à lui", ce qui est "réel".

L'essence est la vérité de l'homme ; la personnalité est le mensonge. Mais à mesure que grandit la personnalité, l'essence se manifeste de plus en plus rarement (...) souvent même l'essence s'arrête dans la croissance à un âge très tendre et ne peut plus grandir.
Ce qui est à lui [l'homme adulte], ce qui lui est propre, c'est-à-dire son essence, ne se manifeste habituellement que dans ses instincts et dans ses émotions les plus simples. En certains cas, cependant l'essence peut croître parallèlement à la personnalité.(...)
Dans le travail sur soi, un moment très important est celui où l'homme commence à distinguer entre sa personnalité et son essence. Le vrai "Moi" d'un homme, son individualité, ne peut croître qu'à partir de son essence. (...) Mais pour permettre à l'essence de grandir, il est avant tout indispensable d'atténuer la pression constante que la personnalité exerce sur elle, parce que les obstacles à la croissance de l'essence sont contenus dans la personnalité.
Considérons l'homme moyen cultivé, nous verrons que, dans l'immense majorité des cas, en lui sa personnalité est l'élément actif, tandis que son essence est l'élément passif. La croissance intérieure d'un homme ne peut pas commencer tant que cet ordre de choses demeure inchangé. La personnalité doit devenir passive et l'essence, active. Cela ne peut se produire que si les tampons sont enlevés ou affaiblis, parce que les "tampons", dans leur ensemble, constituent l'arme principale dont la personnalité se sert pour tenir l'essence en sa sujétion. (pp.234-237)

"Tampons" est un terme qui demande une explication spéciale. Chacun sait ce que sont les tampons des wagons de chemin de fer : des appareils amortisseurs de chocs. En l'absence de ces tampons, les moindres chocs d'un wagon contre un autre pourraient être très désagréables et dangereux. (...)
Des dispositifs exactement analogues existent dans l'homme. Ils ne sont pas créées par la nature, mais par l'homme lui-même, bien que de façon involontaire. A leur origine se trouvent les multiples contradictions de ses opinons, de ses sentiments, de ses sympathies, de ce qu'il dit, de ce qu'il fait. (...)
Si l'homme pouvait sentir toutes ces contradictions, il sentirait ce qu'il est réellement. Il sentirait qu'il est fou. Il n'est agréable pour personne de se sentir fou. De plus, une telle pensée prive l'homme de sa confiance en lui-même, elle affaiblit son énergie. (...) L'homme ne peut pas détruire ses contradictions. Mais il cesse de les sentir quand les tampons apparaissent en lui. Dès lors, il ne sent pas les chocs qui résultent du heurt de vues, d'émotions et de paroles contradictoires." (pp.224-225)

Ouspensky, Fragments d'un enseignement inconnu, 1949, traduit de l'anglais par Philippe Lavastine, Stock, 2003