lundi 1 décembre 2014

Sagesse exercée


Dans notre vie personnelle ou professionnelle, nous sommes sans cesse préoccupés par ce qui n'est plus ou ce qui n'est pas encore, par le désir de réussir ou la crainte de d'échouer. Pour trouver la paix de l'âme, il faut être centré sur le présent. Mais pour y arriver, la bonne volonté  ne suffit pas. Il faut s'y exercer. (...) La philosophie en Occident est trop souvent réduite à une activité théorique et abstraite. Or sans travail sur le corps, on ne peut accéder à la sagesse qui est le but de toute philosophie. (...) La principale technique, c'est l'assise en silence (la méditation). Pendant une demi-heure, vous êtres confronté(e) à toutes les réactions mentales et émotionnelles possibles. Vous allez sentir des tressaillements dans l'épaule, un mouvement involontaire dans les jambes. La tension peut réveiller une douleur ou simplement vous agacer. Une scène désagréable peut vous revenir en mémoire. Inversement, vous pouvez vous sentir bien, vous mettre à rêver. Dans la méditation silencieuse, il n'y a pas d'interprétation de ces réactions, vous vous contentez de les observer. La méditation est suivie de dix minutes de marche lente en silence. Bien sûr tout le monde marche, mais qui observe comment il marche ? Là encore, vous observez sans jugement vos sensations. La lenteur de la marche vous libère de la précipitation. (...) Cela facilite l'émergence progressive d'un sentiment de confiance, de bonheur, de présence à l'instant.

Interview de Jacques Castermane, auteur de La sagesse exercée, La Table ronde,  2005. In Alternative santé n°323, juin 2005


Le "cancer de l'esprit" vs les "forces intérieures". Colin Wilson


Mais l'homme devient progressivement le maître de la Terre et il y parvient en développant son intelligence, sa conscience. Ainsi, il devient "double", séparé de ses conduites instinctives. Des frustrations apparaissent et se transforment en petites poches bouillonnantes d'énergie réprimée. (...) Les cancers de l'esprit commencent à se former.
Quand un homme perd le contact avec ses profondeurs instinctives, il se trouve prise dans le monde de la conscience, c'est-à-dire dans le monde des autres. Un poète sait bien cela ; quand il est las des autres, il se tourne vers des ressources cachées à l'intérieur de lui-même (...) Il sait que la "vie secrète" qui est en lui est la réalité. (...) "L'homme est un animal social", disait Aristote. C'est la plus grande contre-vérité de l'histoire de l'homme ; car l'homme a plus de points communs avec les collines, ou avec les étoiles (...)
Le poète est un être plus ou moins unifié ; il n'a pas perdu contact avec ses forces intérieures. Mais ce sont les autres hommes, les "ombres", qui sont sujets au cancer de l'esprit. Pour eux, la société humaine est la réalité. Ils sont uniquement préoccupés de ses petites valeurs personnelles, de sa mesquinerie, de sa méchanceté, de son égoïsme.

Colin Wilson, Les parasites de l'esprit, 1967. éditions Planète, 1969, pp.191-192.

dimanche 30 novembre 2014

Le Yoga de la Bhagavad Gita


Chant IV, 20
Ayant abandonné tout attachement au fruit de son action, ne dépendant de rien ni de personne et toujours heureux, il ne fait pas la moindre chose, bien qu'il soit engagé dans l'action.

Un autre signe de l'ouvrier divin est une joie et une paix intérieure parfaites qui résident au centre même de la conscience divine et qui ne dépendent pas de rien au monde pour naître et pour durer - une paix et une joie innées, qui sont la substance même de la conscience de l'âme, la nature même de l'être divin. L'homme ordinaire dépend pour son bonheur des choses extérieures ; c'est pourquoi il a le désir ; c'est pourquoi il est sujet à la colère et à la passion, au plaisir et à la douleur, à la joie et au chagrin ; c'est pourquoi il évalue toutes choses avec la balance de la bonne et de la mauvaise fortune. Rien de cela ne peut affecter l'âme divine; elle est satisfaite à jamais et sans aucune sorte de dépendance.
p.160

Chant V, 8-9"Je ne fais rien" pense celui qui est uni au Moi et qui connaît l'essence des choses. Lorsqu'il regarde, entend, touche, sent, mange, marche, dort, respire, qu'il prend, donne, parle, ouvre les yeux ou les ferme, il ne voit là que les sens qui se meuvent parmi les objets sensibles
Le sage sait que les actions ne lui appartiennent pas, mais qu'elles appartiennent à la Nature et par cette connaissance même il est libre  il a renoncé aux oeuvres  et n'accomplit aucune action, bien que l'action se fasse par son intermédiaire ; il devient le Moi, le Brahman, il voit tous les êtres comme des devenirs de l'Être existant en soi, et son être comme l'un d'eux seulement; il voit que toutes leurs actions ne sont que le développement de la Nature cosmique qui opère par l'entremise de leur nature individuelle, et que sa propre action fait aussi partie de la même activité cosmique.
 p. 173


Chant XVIII, 78
Le secret de l'action - c'est ainsi que l'on pourrait résumer le message de la Gîtâ - est identique au secret de la vie et de l'existence. L'existence n'est pas un simple mécanisme de la Nature, un engrenage de lois dans lequel l'âme se trouve prise un instant ou pour des âges - c'est une manifestation constante de l'Esprit (...)
L'action n'existe pas seulement pour ses fruits apparents, extérieurs, dans le présent ou dans l'avenir; elle a un sens, et c'est la découverte de soi, l'accomplissement de soi, la réalisation de soi. (...)La loi d'action suprême, la loi la plus vaste, sans défaut, n'est donc pas de suivre une norme, un dharma extérieur ; elle est de découvrir la vérité de votre existence la plus haute et la plus profonde, et de vivre en elle (...) Connaissez donc votre Moi, sachez que vôtre vrai Moi est Dieu et un avec le Moi de tous ; sachez que votre âme est une parcelle de Dieu.
pp.392-393


Srî Aurobindo, Le Yôga de la Bhagavad Gîtâ, 1938. Tchou, 1969, adaptation française de Philippe B. Saint-Hilaire

dimanche 12 octobre 2014

Au-dedans du monde

"Parce que nous, les Runiya, nous sommes vivants en ce monde. Nous sommes dedans. Et les plantes, les animaux, les pierres, le ciel et les étoiles, le soleil et la lune sont nos amis et notre famille ; voilà ce que ça veut dire, être vivant. Un poisson est vivant, un oiseau aussi. Alors que vous, vous êtes hors du monde, à l'observer comme le font les fantômes, et en faisant des bêtises et en le détruisant, comme les fantômes. Alors nous disons que vous êtes morts comme eux. Et puis, quand une personne est vivante, elle a sa mort derrière elle, là, fit l'Indien en désignant un point au-dessus de l'épaule gauche de Cocksey. C'est une façon pour nous de distinguer une personne vivante d'un fantôme. Mais vous, vous portez vos morts en vous, tout le temps, pour avoir le pouvoir de mort sur toutes les choses. Alors nous vous appelons les hommes morts. (...)

Il y avait longtemps, disait le père Tim, les pensées de tout le monde étaient comme de l'eau, reliées à toute chose et faisant partie de toute chose. Il n'y avait pas de différence entre les pensées des gens et le reste du monde, et les pères des wai'ichuranan (les Blancs) vivaient exactement comme les Runiya. Et puis un jour, certains de leurs ancêtres avaient eu des pensées qui n'étaient pas faites d'eau mais de métal, et bientôt de nombreux wai'ichuranan avaient eu ce genre de pensées. Alors ils s'étaient retirés du monde et s'étaient mis à le découper en tout petits morceaux. C'est comme ça qu'ils avaient réussi à acquérir leurs grands pouvoirs sur le monde, et aussi qu'ils avaient commencé à être morts."

Source : http://www.terresacree.org/forevieg.htm


Michael Gruber, La nuit du jaguar, 2006. 
Traduction D. Haas & D. Bouchain, 2009, Presses de la Cité. Editions Pocket, juillet 2011, p.115, 248-249.

jeudi 28 août 2014

L'émerveillement


"La poésie, écrit Yves Bonnefoy, est la mémoire d'une relation d'unité et de totalité avec le monde, qui est contredite par la plupart des conduites que nous avons à tenir dans le quotidien ... Elle est la nostalgie de cette expérience originelle du tout et de l'unité du monde" ... 

Et il est bien vrai que nous nous sommes enfermés en nous fermant au monde ! Nous branchons, autant que possible, notre "pilote automatique" et nous laissons fonctionner nos habitudes, ne tenant en état de marche que notre machine intellectuelle. Nous regardons sans voir, nous entendons sans écouter, installés dans notre langage à nous, comme si la nature n'avait rien à nous dire dans le sien.
Ainsi, faute, dans cette vie prosaïque, de mobiliser nos imaginations, nous risquons de nous réduire à un simple faisceau de fonctions. (....)
Nos ancêtres ont construit leur vie intérieure sur le modèle des fleuves, des lacs, des montagnes, des arbres, etc. (...) Nous possédons, avant de naître, engrammés dans notre héritage, ces grandes figures dont la nature nous apporte au cours de nos vies la révélation. Notre émerveillement en présence d'un lac, d'un sommet, d'un oiseau, d'une source, c'est d'abord la joie de reconnaître des choses que nous portions déjà vaguement en nous et qui s'ajustent au réel ; cela nous permet de prolonger en profondeur et de déployer de vastes secteurs méconnus de nos sensibilités.

Jean Onimus, Essais sur l'émerveillement, Presses Universitaires de France, 1990, Introduction

samedi 12 juillet 2014

Florinda Donner-Grau, la roue du temps


Par ces histoires, doña Mercedes se proposait de me montrer que les sorcières, ou même les gens ordinaires, sont capables d'utiliser des forces extraordinaires qui existent dans l'univers pour altérer le cours des événements, ou le cours de leur vie ou des vies d'autres personnes. Le cours des événements est ce qu'elle appelait « la roue du destin », et le processus par lequel il se trouve affecté, « l'ombre de sorcière ». 
Elle affirmait qu'on peut modifier n'importe quoi sans inférer directement sur le processus; et parfois sans même en être conscient. 
Pour les Occidentaux, c'est inconcevable. Si nous nous surprenons à affecter le cours des événements sans intervenir directement sur eux, nous pensons que la coïncidence est la seule explication sérieuse; car nous croyons que l'intervention directe est la seule manière d'altérer quoi que ce soit. Par exemple, les historiens attribuent aux événements des implications sociales complexes. Ou dans un cadre plus restreint, les gens interviennent directement, par leurs actes, sur la vie d'autres personnes. 
En revanche, les histoires choisies par doña Mercedes nous font prendre conscience d'un fait qui nous est peu familier : elles nous indiquent l'incompréhensible possibilité d'exercer, sans intervenir de manière directe, plus d'influence que ce que nous pensons sur le tour que prennent les événements.



Florinda Donner-Grau, Le rêve de  la sorcière, épilogue.

jeudi 12 juin 2014

Le déplacement de la conscience et l'accès à la liberté. Taisha Abelar


Notre plus grande erreur humaine, dit-il, est peut-être de croire que notre santé et notre bien-être résident dans le domaine du corps alors qu'en essence le contrôle de notre vie réside dans le domaine du double. Cette erreur vient du fait que le corps contrôle notre conscience. Il ajouta que, d'habitude, notre conscience est placée sur l'énergie circulaire dans le côté droit du double, ce qui donne notre capacité de penser et de raisonner, notre efficacité à manier les idées et à traiter avec les gens. Fortuitement, parfois, mais le plus souvent en résultat de l'entraînement, la conscience peut se déplacer et aller sur l'énergie circulant dans le côté gauche du double (...)
Quand la conscience est déplacée de façon stable sur le côté gauche du double, il prend corps et émerge (...)
A cause du mystère et du pouvoir inhérents au côté gauche, le désir pressant d'y tourner stablement la conscience est un piège infiniment plus fatal que les attraits du monde de la vie quotidienne.
Notre véritable espoir est dans le centre, dit-il en touchant mon front et le centre de ma poitrine, car dans le mur séparant les deux côtés du double, se trouve une porte cachée qui ouvre sur un troisième compartiment, mince et secret. C'est seulement quand s'ouvre cette porte que nous pouvons faire l'expérience de la vraie liberté. 



Taisha Abelar, Le passage des sorciers. Voyage initiatique d'une femme vers l'autre réalité, 1992. Editions du Seuil, 1998, traduction Sylvie Carteron, extraits p. 299-300

Le passage des sorciers. Taisha Abelar



Le passage des sorciers consiste à faire passer la conscience de la vie quotidienne, que possède le corps physique, au double, répondit-il. Ecoute attentivement. La conscience de la vie quotidienne est ce que nous voulons faire passer du corps au double. La conscience de la vie quotidienne !
- Mais qu'est-ce que cela veut dire, Emilito ?
- Cela veut dire que nous recherchons la sobriété, la mesure, la maîtrise. La folie et les résultats pèle-mêle ne nous intéressent pas.

Taisha Abelar, Le passage des sorciers. Voyage initiatique d'une femme vers l'autre réalité, 1992. Editions du Seuil, 1998, traduction Sylvie Carteron, extraits p.285-286

dimanche 1 juin 2014

QiGong - les centres d'énergie


Les centres d'énergie



Sept vortices de Qi condensé balisent le méridien du mai de l'épine dorsale au sommet du crâne. Ils s'associent aux importants réseaux nerveux, le chung wan se trouvant au-dessus du plexus solaire (...) Chaque centre d'énergie agit en relation avec les glandes endocrines qui libèrent les hormones dans le sang. Par exemple, le centre Yin dang situé dans le front est lié à la glande pinéale qui produit la mélatonine et régule le cycle du sommeil et de l'éveil. Les mouvements du QiGong stimulent un ou plusieurs centres d'énergie. Ils aident ainsi à réguler le flux énergétique dans le corps et guérissent. Tous les centres d'énergie sont liés aux émotions ; la stimulation du centre du coeur encourage la bonne humeur et l'insouciance. Le QiGong conçoit des mouvements au pouvoir apaisant pour dégager les sensations, adoucir les troubles et les souffrances physique et accroître l'aptitude mentale.


Angus Clark, QiGong, traduit de l'anglais par Elise Dodelin, Evergreen/Taschen, 2003

samedi 31 mai 2014

Le T'ai-Chi Chuan


La séduction de la culture orientale n'a jamais été aussi forte qu'aujourd'hui. Cette tentation pour un Orient mort, et souvent avec notre aide, peut apparaître légitime pour deux raisons :
- D'abord parce que notre culture à nous, l'occidentale, a privilégié le discours et l'intelligence (...)
- Mais il y a une deuxième raison : la curiosité, le désir de possibilités mentales enfouies dans le cerveau de l'homme, mais dont il ne posséderait pas le mode d'emploi. Ainsi les neurobiologistes commencent à admettre ce que, avec une autre formulation, l'Orient a toujours affirmé : l'idée d'un fonctionnement psychologique différent. (...)
 C'est ainsi qu'un mot ancien, méditation, entre en mode, opposant la recherche de l'être et celle de l'avoir, la sagesse et la connaissance.

Ce qu'il faut nécessairement constater, c'est que cette approche de l'Orient et d'un comportement de méditation est difficile pour une forme de culture qui s'est développée selon d'autres valeurs.
Succinctement, nous pouvons nous définir comme une culture fascinée par les mots et décapitée pour ce qui concerne le corps. (...)

L'Orient c'est tout le contraire : méfiance pour toute démarche exclusivement intellectuelle, conviction que l'essentiel ne peut être "engrangé" et transmis par des mots. (...)
Et pourtant, que la tentation est grande de parler de ce que promettent les spiritualités hindoues ou chinoises, ne serait-ce que pour trouver un alibi à une critique de notre propre culture. Ce qui est évident, c'est que toute notre éducation nous porte beaucoup plus à discuter qu'à expérimenter ou à éprouver. 
Qu''est-ce que la liberté, qu'est-ce que la passion, qu'est-ce que le T'ai-chi chuan ? demande l'élève occidental (...). Pour la tradition, le droit à la question suppose pour l'élève une réflexion préliminaire, l'aboutissement d'une recherche personnelle.

Mais l'Orient, c'est aussi la certitude surprenante que le corps est un moyen lumineux de parvenir à la réalisation, à l'Eveil spirituel. nos écoles préparent des bacheliers capables de disserter sur l'unité du corps et de l'âme chez Platon mais qui, par ailleurs, se trouvent en grande difficulté pour porter leur attention (sinon leur âme) sur leurs sensations ou sur le rythme de leur respiration (...).

T'ai-chi Chuan et gymnastique

Il est tout à fait légitime d'assimiler le T'ai-chi Chuan à une gymnastique douce. "La "Longue forme" est un exercice pour se connaître soi-même" disent les maîtres chinois.  (...)
Découvrir, observer comment "Je fonctionne" dans le mouvement, qui domine et entraîne : les épaules ? les bras ? le ventre ou les jambes ? D'habitude nous ne nous posons pas de telles questions, et grande est la surprise de celui qui débute de constater qu'un corps est fait de parties, d'éléments qui n'acceptent pas toujours de vivre ensemble
 (...)
Source : http://ymaa.com/articles/yang-tai-chi-for-beginners


T'ai-chi Chuan et méditation

1. Il est évident que lorsque la "Longue forme" est acquise, maîtrisée et respirée, on dispose d'un moyen de relaxation physique et mentale.
D§s ce premier niveau, la démarche nous introduit dans une situation d'espace et de temps très différente du quotidien : le plus souvent, nous ne sommes pas là - ici et maintenant - mais nous digérons du passé et délirons de l'avenir, capturés par l'imaginaire entre des événements finis et des moments roses qui n'arriveront jamais ou qui n'arrivent pas toujours de la façon escomptée. D'une façon lapidaire, disons que le mouvement t'ai-chi nous oblige à cesser de "bourdonner", c'est-à-dire à focaliser notre attention sur chaque instant présent, sur le surgissement du geste nouveau dans celui qui s'efface.

Jean-Claude Sapin, L'art du T'ai-chi Chuan, Editions Dangles, 1984, p. 9-16

lundi 28 avril 2014

L'intentionnalité. La conscience par le mouvement


Husserl a introduit le concept d'intentionnalité dans la philosophie occidentale : "Toute conscience est conscience de quelque chose". Il n'y a pas d'un côté l'objet extérieur, qui s'imprime passivement dans la mémoire de l'individu via les organes des sens, par exemple l'oeil. La conscience est active, elle va vers l'objet avec une intention préalable.
Husserl introduit donc  l'idée que l'homme construit de manière intentionnelle sa réalité. 
Dans l'extrait suivant, l'auteur introduit l'idée que ce qui prime dans la formation de la conscience ne serait pas la perception mais le mouvement et l'action.



"La donation par esquisses (par profils) de l'objet spatial, donation toujours inadéquate, partielle, loin d'être un inconvénient, s'avère au contraire ce qui rend possible que nous puissions accéder à un objet transcendant : cet accès "au-delà" de ce qui est à proprement parler donné (les profils), et par conséquent à l'objet "transcendant" le donné perceptif, est accompli au moyen d'un acte d'anticipation que Husserl qualifie de visée d'un sens dans les Idées I

"Par principe une chose n'est donnée que "sous une face" ce qui signifie non seulement incomplétement, imparfaitement (...) Une chose est nécessairement donnée sous de simple "modes d'apparaître" (...) mais ce qui est "réellement figuré" s'accompagne d'un horizon, d'une zone plus ou moins vague d'indétermination. Par indétermination il faut entendre la possibilité de déterminer un style impérieusement tracé (...) un divers possible de perceptions dont les phases se fondent dans l'unité d'une perception"

Cette indétermination nous contraint donc à anticiper les déterminations non apparentes, mais possibles, compatibles avec ce qui apparaît. Cet horizon de possibilités est donc contraint, prescrit par l'essence du contenu de perception, qui garantit une conscience d'identité face à ses modes d'apparaître possibles (....)

Il y a donc une anticipation continuelle dans la perception, puisque l'identification de l'objet dans sa tridimensionnalité est implicitement anticipation de ses autres profils ; le cours de l'expérience viendra confirmer ou infirmer cette anticipation, et du même coup cette identification tridimensionnelle; (...)
C'est ainsi qu'on peut comprendre que "tout cogito, en tant que conscience, est en un sens très large "signification" de la chose qu'il vise, mais cette signification dépasse à tout instant ce qui, à l'instant même, est donné (...) il le dépasse, c'est-à-dire qu'il est gros "d'un plus"".
(...)
Cet acte perceptif, qui constitue l'objet transcendant comme unité de ses apparences, rend possible que la conscience soit conscience de quelque chose, rend possible l'accès à quelque chose qui excède la conscience, c'est-à-dire l'objet transcendant. Néanmoins cet acte "transcendant" à un prix, qui est celui de cette structure d'anticipation, implicite à l'identification du sens tridimensionnel de l'objet, soumise à la confirmation ou l'infirmaton que le cours de l'expérience apportera. C'est ainsi qu'il faut comprendre cette "visée" intentionnelle, souvent invoquée par Husserl, visée d'un sens, qui sera ou non confirmé par le cours de l'expérience, qui sera ou non l'objet d'un remplissement intuitif.
L'accent se trouve donc mis sur le flux continu des apparences, liées entre elles par des synthèses d'identifications qui font que ces apparences sont rapportées à un objet (un pôle de déterminations invariantes). Dès lors, l'inadéquation de la perception (sa finitude) ne doit pas être comprise comme en déficit par rapport à une perception adéquate, imposible par essence, mais comme le dit R. Bernet "en foncton du caractère illimité de la multitude des apparences qui se rapportent à la même chose (...) L'inadéquation propre à toute connaissance d'un objet transcendantal (...) se manifeste sous la forme de l'impossibilité de clôturer, c'est à-dire de mener jusqu'à son terme définitif le progrès de cette connaissance"
(....)
Husserl insiste d'ailleurs sur ce caractère présomptif de la perception externe : "Je suis pour moi avec une nécessité apodictique tandis que le monde (...) a seulement (...) le sens d'une existence présomptive. Le monde réel existe seulement avec la présomption que ce qui se dessine constamment que l'expérience continuera constamment de se dérouler selon le même style constitutif"
(...)
Il importe de souligner, comme le fait Husserl lui-même, que cette finitude n'est pas celle de nos ressources cognitives, mais est liée à l'essence même de la perception, et à ce titre s'impose à tout être percevant, fût-il un sujet divin. Il s'ensuit que la perception ne peut être qu'un processus dynamique et donc temporalisé.


(....)
C'est précisément ce primat de la perception qui nous paraît pouvoir être remis en question si l'on tire les conséquences de ce qui est établi par Husserl lui-même, à savoir que la perception est inséparable du mouvement, de façon non seulement factuelle mais nécessaire et donc essentielle puisque l'appréhenson de l'objet comme unité suppose la variation de son apparaître et donc le mouvement. Si toute activité perceptive est nécessairement associée à une activité motrice, la question se pose de savoir laquelle de ces deux dimensions, perceptive ou motrice, doit être tenue pour prévalente. Cela revient à se demander s'il est légitime de privilégier la dimension perceptive comme le fait Husserl dans Idées I, et cela au prix d'abstraire la perception de ses conditions d'effectuation, même si ultérieurement sont réintroduites les dimensons initiallement abstraites, notamment la dimension motrice. Ne convient-il pas au contraire de remettre en cause ce primat de la perception, et de privilégier plutôt la dimension du mouvement ?
Un tel choix n'est pas sans conséquences. Il conduit à voir dans le mouvement ou dans l'action, plutôt que dans la perception, le modèle à partir duquel penser l'intentionnalité. Le primat de la perception conduit à tenir pour paradigmique l'expérience perceptive d'un objet immobile, faisant apparaître la perception du mouvement comme un cas particulier (...) Mais si (...) le mouvement est en réalité nécessaire à la perception, ne convient-il pas de considérer au contraire la perception d'un objet immobile comme un cas particulier de la perception du mouvement ou du changement ? Enfin, si toute activité perceptive est indissociable d'une activité motrice, fût-elle réduite à l'exploration visuelle par les mouvements oculaires, tout vécu perceptif est donc en même temps un vécu moteur que l'analyse phénomnologique  ne saurait passer sous silence
(...)
Dès lors pourquoi ne pas considérer que l'activité perceptive est intégrée à l'activité motrice, au sein de laquelle elle intervient nécessairement (...). Cela conduit à renverser l'ordre de priorité entre le mouvement et la perception, et à considérer le mouvement comme vécu paradigmique, à partir duquel dot être compris l'intentionnalité, et au sein duquel est intégrée la perception.

Bernard Pachoud, "La dimension téléologique de l'intentionnalité perceptive et de l'intentionnalité motrice", in Naturaliser la phénoménologie. Essais sur la phénoménologie contemporaine et les sciences cognitives, CNRS Editions, 2002, p.255-282

La religion mexicaine pré-colombienne : une autre perception de la "réalité"



Les Mexicains n'établissaient pas de distinction, en fait de spiritualité, entre les objets animés ou les objets inanimés. La réalité était pour eux étrangement fluide et les choses visibles formaient un grand tout avec les invisibles. Le monde l'au-delà existait comme partie du monde tangible et le surnaturel pour eux ne se distinguait pas nettement de ce qui était naturel. Lorsque survenaient des événements  étranges, les Indiens les regardaient comme étant à la fois naturels et surnaturels et constituant un mélange particulier des différents aspects de la réalité.
Une autre caractéristique de la religion mexicaine était le dualisme. Toutes choses avaient pour base les éléments mâle et femelle qui avaient engendré les dieux, le monde et l'homme. Les phénomènes célestes, pour les Mexicains, étaient dus aux luttes éternelles qui mettent aux prises des divinités hostiles. C'est cela qui expliquaient les alternances du jour et de la nuit, de la lumière et de l'obscurité, de la vie et de la mort, de la croissance et de la dissolution, du bien et du mal, de la maladie et de la bonne santé. Le jeu de balle mexicain qui peut être le symbole de la lutte qui met éternellement aux prises la lumière et l'obscurité représentées par Quetzalcoatl et Tezcatlipoca. (p. 148)
(...)
Pour les Mexicains la mort n'interrompait pas le cycle de la vie, parce que l'immortalité suivait automatiquement la cessation de l'existence terrestre. Ils ne craignaient pas la mort, mais croyaient que les mondes où allaient les âmes étaient différents selon la façon dont l'homme était mort et ne constituait pas une récompense ou une punition s'appliquant à la façon dont l'homme avait vécu.
(p.167)

Frederick A. Peterson, Le Mexique Précolombien, Histoire et Civilisation, 1961, traduction par S. Guillemin, 1976, Petite Bibliothèque Payot.

dimanche 9 mars 2014

Maurice Cocagnac. Le moi et son double


Quand l'homme constate qu'il est double, il peut avoir des réaction très diverses. S'il le refuse, il devient schizophrénique, s'il en joue, il se laisse prendre par la duplicité. Il peut aussi le constater et, dépassant l'altérité des deux pôles qui le constituent, tourner son regard, sa volonté, sa puissance de concentration vers l'énergie qui, jaillie de ces deux centres opposés, les maintient dans une unité dynamique. Ainsi se développe la face, en unissant deux profils qui ne sont pas nécessairement harmonisés dès la naissance.
La force spirituelle d'un être et peut-être aussi un certain pouvoir physique apparaissent en même temps que la maîtrise de l'énergie qui unit le moi et son double. Le Mexique possédait jadis des dieux doubles. Les sorciers se voient encore aujourd'hui dotés d'un double animal (...)
Tout commence vraisemblablement lorsqu'un homme réalise sa dualité psychique. Il peut la nommer contradiction et vivra alors un perpétuel dilemne. Si elle lui apparaît comme un opposition dynamique, il concentrera son intérêt sur l'énergie qui jaillit de cette bipolarité, comme l'étincelle d'un arc électrique.
(...)
Source : http://phine.chez.com/mythologie/abecedaire_mesoamerique.htm
J'en viens à penser que la maîtrise de cette énergie peut doter l'homme de pouvoirs exceptionnels : les dons dits "parapsychologiques" peuvent être aussi des acquisitions. L'erreur est de croire que l'on puisse acquérir ces pouvoirs sans passer par un dur et long travail sur sa propre psyché. Transformer ses contradictions éprouvées dans l'angoisse en oppositions vécues dans la sérénité n'est pas une mince affaire ; c'est pourtant le travail primordial qui aboutit à cette grande expérience : la saisie directe, lumineuse de l'énergie qui rassemble les parties de soi-même. Cette force est d'un autre ordre et peut être nommée de bien des façons. Certains Mexicains la nommeraient volontiers la puissance du Nagual et l'on dira des maîtres qui ont accompli le voyage intérieur de cette perception transcendante qu'ils sont devenus eux-mêmes des Naguals. Ce sont des êtres qui ont acquis le pouvoir de vivre en même temps dans notre espace-temps et hors de ces coordonnées. Leurs pouvoirs magiques viennent d'une fonction hypnotique qui leur permet d'induire chez d'autres humains ce genre d'expériences. (...)
Cette indépendance de la perception par rapport au système sensoriel, habituellement développé dans le cadre d'une culture, pourrait peut-être se nommer faculté d'extraperception. Ainsi, la division interne de la conscience, loin de se résoudre en destruction, conduit à un état occasionnel ou permanent d'effraction. Ce qui est ici fracturé n'est nullement l'harmonie de l'esprit mais la clôture artificielle créée par une culture, un savoir. (...)
Le pouvoir inclus dans le cerveau humain, en tant qu'ordinateur de toutes les puissances d'un individu, sent profondément qu'il dépasse le domaine d'une culture. Il est tenté de faire des "sorties" qui ne sont pas sans danger tant qu'il ignore les précautions nécessaires pour ne pas tomber psychiquement en morceaux.
Mais il est des cultures qui ont toujours admis la légitimité de ces "sorties" et vénéré les maîtres capables de les susciter et de les guider. Je sens ici à Ixtlan la frontière entre le monde d'une culture moderne, enfermée dans ses concepts, et le domaine indigène de l'ancienne culture zapothèque et aztèque. Ce domaine fut jadis et demeure encore, dans quelques coins (rincones, disent les gens d'Ixtlan), le champ libre d'une vie spirituelle en prise directe avec l'Au-delà.

Maurice Cocagnac, Rencontres avec Carlos Castaneda et Pachita la Guérisseuses, Albin Michel, 1991, p.116-118

samedi 1 février 2014

Antonin Artaud - le Mexique et le Peyotl (1/2)



Placé à l'intersection de deux diamètres rectangulaires tracés dans un cercle - et donc censé se trouver ainsi au centre du globe du Monde, obtenu comme le Feu, par la râpe des deux bois de la racine, Ciguri-le Peyotl contient les symboles universels du chiffre 1 - les Mexicains appellent "Soleil en mouvement" ce point où tous les nombres se résorbent dans le Un - du chiffre 4, image de l'univers, et du chiffre 2, Principe de la Vie.
Les racines du peyotl sont hermaphrodites, et râper le peyotl en poudre, c'est séparer l'homme et la femme, mais pour les fondre à nouveau dans l'homme-père ni homme ni femme ; manger cette poudre c'est devenir l'Homme-Père, comme boire le sang d'un homme sacrifié à Quetzacoatl (…)
Mais l'expérience proprement cultuelle fut secondaire pour Artaud ; car plus que les antiques rites solaires, c'est le peyotl qu'il recherchait, et dans le peyotl "le secret d'un immortel levain", un moyen d'explorer l'absolue, l'illimitée Réalité ; car "Ciguri rouvre à l'âme les portes de l'éternité". Prendre le peyotl c'est être au-delà de toutes les limites humaines et connaître, "atteindre tout ce qui échappe et dont le temps et les choses nous éloignent de plus en plus". L'expérience du peyotl est une expérience intérieure. Ce voyage au Pays du Peyotl prend aujourd'hui une figure prophétique : les études toxicologiques sur le peyotl poursuivies ces derniers temps nous donnent le droit d'en faire la drogue même de l'espace surréel et de la quatrième dimension d'Einstein (…) Infini Turbulent de vides, de lézardes, de ruptures, telles sont les visions mescaliniennes.
(…)
"Et c'est au Mexique, dans la haute montagne, vers août-septembre 1936, que j'ai commencé à m'y retrouver tout à fait … Je n'allais pas au peyotl en curieux mais au contraire en désespéré … contrairement à ce qu'on pouvait croire, je n'ai jamais cherché le supra-normal. Or, je n'allais pas au peyotl pour entrer, mais pour sortir… sortir d'un monde faux. Nous vivons sur un odieux atavisme physiologique qui fait que même dans notre corps, et seuls, nous ne sommes plus libres, car cent père-mère ont pensé et vécu pour nous, avant nous, et ce que nous pourrions à un moment donné, à l'âge dit de raison, trouver de nous-même, la religion, le baptême, les sacrements, les rites, l'éducation, l'enseignement, la médecine, la science s'empressent de nous l'enlever. J'allais donc vers le peyotl pour me laver".
L'homme qui part pour le Mexique au mois de janvier 1936 est un homme qui "est né avec la tentation illimitable de l'être" , un homme qui a dit à tous : "avec moi c'est l'Absolu ou Rien". C'est un pèlerin qui, n'ayant rencontré sur les routes d'Occident que des agresseurs de l'être, des gardes du corps, des ordonnateurs de pompes funèbres, des conservateurs de culture morte, s'en va poursuivre sa quête hors de "ce monde qui n'a ni âme ni agar-agar", certain de retrouver au Mexique cette Vérité qui échappe au monde de l'Europe et que les Tarahumaras ont conservée - sa Vérité. C'est un homme, qui depuis 17 ans porte en lui l'idée de la réconciliation de l'homme, de la nature et de la vie, et qui, comme un somnambule, un voyant, un illuminé, part au début du mois d'avril vers des montagnes mal connues, dans un pays inabordable, certain d'avoir auprès des Tarahumaras la révélation de cette idée.

Danièle André-Carraz, L'expérience intérieure d'Antonin Artaud, Librairie Saint-Germain des Prés, 1973, pp. 46-50


Antonin Artaud - le Mexique et le Peyotl (2/2)


"Si incroyable que cela paraisse, les Indiens Tarahumaras  vivent comme s'ils étaient déjà morts … Ils ne voient pas la réalité et tirent des forces magiques du mépris qu'ils ont pour la civilisation.
Ils viennent quelquefois dans les villes, poussés par je ne sais quelle envie de bouger, voir, disent-ils, comment sont les hommes qui se sont trompés"
C'est aussi un Surréaliste, qui n'ayant trouvé que fort relatif le déconditionnement absolu dont parlait le Surréalisme, s'en va, décidé à trancher en lui tous les liens. C'est encore un artiste qui ne s'est pas résigné à l'échec de sa tentative théâtrale - échec intérieur, échec en ce qui concerne sa propre réalité, car Artaud demandait au théâtre autre chose qu'une réussite artistique et sociale, attendait du théâtre autre chose que cette somme de découvertes formelles et artistiques qu'il nous a laissée et dont se réclame tout le théâtre d'aujourd'hui  - échec donc pour Antonin Artaud de cette tentative théâtrale, tentative qu'il disait lui-même mystique, et c'était dire que l'Art n'était pas un jeu, mais la Vie.
(…)
Le voyage au Mexique est la réalisation d'un très vieux projet, le prolongement dans les actes d'une  idée qu'Artaud portait depuis longtemps en lui ; une étape parmi d'autres du voyage mystique d'Antonin Artaud, mais certainement la plus décisive.


Danièle André-Carraz, L'expérience intérieure d'Antonin Artaud, Librairie Saint-Germain des Prés, 1973, pp. 46-50