vendredi 21 décembre 2012

La conscience de la mort. Armando Torres sur Carlos Castaneda

« Nous sommes tellement habitués à coexister que, même face à face avec la mort, nous continuons à penser en termes de groupe. Les religions ne nous parlent pas de l'individu en contact avec l'absolu, mais de troupeaux de brebis et de chèvres qui vont au ciel ou en enfer selon leur bonne fortune. Même si nous sommes athées et ne croyons pas que quelque chose arrive après la mort, ce « rien » est générique, nous présumons que c'est le même pour tout le monde. Nous ne pouvons concevoir que le pouvoir d'une vie impeccable peut changer les choses.
« Au vu d'une telle ignorance, il est normal que l'homme ordinaire panique en ce qui concerne sa fin, et essaye de la négocier avec des prières et des médicaments, ou en s'étourdissant au bruit du monde.
« Les êtres humains ont une vision égocentrique et extrêmement simpliste de l'univers. Nous ne nous arrêtons jamais pour considérer notre destin en tant qu'êtres transitoires. Cependant, notre obsession du futur nous trahit.
« La sincérité ou le cynisme de nos convictions ne fait aucune différence, parce qu'au fond nous savons tous ce qui va se passer. C'est pourquoi nous laissons tous des signes derrière nous. Nous construisons des pyramides, des gratte-ciels, nous faisons des enfants, nous écrivons des livres ou, au minimum, nous dessinons nos initiales sur l'écorce d'un arbre. C'est la peur ancestrale, la connaissance silencieuse de la mort, qui est derrière cette impulsion subconsciente.
« Mais il y a un groupe d'êtres humains qui ont été capables de faire face à cette peur. A l'opposé des gens ordinaires, les sorciers recherchent avec avidité toute situation qui les emportera au delà de l'interprétation sociale. Quelle meilleure opportunité que leur propre extinction ! Grâce à leurs fréquentes incursions dans l'inconnu, ils savent que la mort n'est pas naturelle ; elle est magique. Les choses naturelles sont sujettes à des lois, mais pas la mort. Mourir est toujours un évènement personnel, et pour cette seule raison, c'est un acte de pouvoir.


La Muerte - Musée d'anthropologie de Mexico. Source : Wikipédia

« La mort est le portail de l'infini. Une porte faite à l'exacte mesure de chacun d'entre nous, à travers laquelle nous passerons tous un jour, retournant à notre origine. Notre manque de compréhension nous pousse à la voir comme un réducteur commun. Mais non, il n'y a rien de commun en elle ; tout ce qui la concerne est extraordinaire. Sa simple présence donne du pouvoir à la vie et concentre les sens.
« Nos existences sont faites d'habitudes. A la naissance, nous sommes déjà programmés en tant qu'espèce, et nos parents se chargent de nous conformer avec ce programme en nous conduisant vers ce que la société attend de nous. Mais mourir n'est une routine pour personne, parce que la mort est magique. Elle vous fait savoir qu'elle est votre inséparable conseillère, et vous dit : « Sois impeccable ; ton unique option est d'être impeccable. »
Une jeune femme, qui prenait part à la conversation, était visiblement émue par ses paroles, et lui dit que la présence obsessionnelle de la mort dans ses enseignements était un détail qui contribuait à les assombrir. Elle aurait souhaité qu'ils soient soulignés avec plus d'optimiste, qu'ils soient plus focalisés sur la vie et ses réalisations.
Carlos sourit et répliqua :
« Oh cœur tendre ! Tes paroles montrent un manque d'expérience de la vie. Les sorciers ne sont pas négatifs, ils ne cherchent pas la fin. Mais ils savent que ce qui donne de la valeur à la vie est d'avoir un objectif pour lequel mourir.
« Le futur est imprévisible et inévitable. Un jour, tu ne seras plus là, juste comme ça, tu seras partie. Sais-tu que l'arbre de ton cercueil a probablement déjà été coupé ?
« Pour le guerrier et pour l'homme ordinaire, l'urgence de vivre est la même, parce qu'aucun d'eux ne sait quand il fera son dernier pas. C'est pour cette raison que nous devons être attentifs à la mort, elle peut nous sauter dessus depuis n'importe quel coin. J'ai connu un type qui monta sur un pont pour uriner sur une voie électrifiée au passage d'un train. L'urine toucha les câbles de haute tension, il prit une décharge électrique et fut réduit en cendres sur place.
« La mort n'est pas un jeu, c'est une réalité ! Sans la mort, il n'y aurait aucun pouvoir dans ce que font les sorciers. Elle vous implique personnellement que vous le vouliez ou pas. Vous pouvez être cyniques au point d'abandonner les autres topiques de l'enseignement, mais vous ne pouvez pas vous moquer de votre fin, parce qu'elle est au-delà de votre pouvoir de décision, et elle est implacable.
« Le convoi du destin nous emportera tous, sans distinction. Mais il y a deux genres de voyageurs ; les guerriers qui peuvent partir avec leur totalité, parce qu'ils ont affiné chaque détail de leur vie, et les gens ordinaires, avec des existences ennuyeuses, sans créativité, dont l'unique espoir se trouve dans la répétition de leurs stéréotypes jusqu'à la fin ; des gens dont la fin n'aura aucune différence, qu'elle arrive aujourd'hui ou dans trente ans. Nous sommes tous là, attendant sur le quai de l'éternité, mais tout le monde n'en est pas conscient. La conscience de la mort est un art majeur.
« Lorsqu'un guerrier met fin à ses routines, quand il ne lui importe plus d'être seul ou accompagné, parce qu'il a écouté le murmure silencieux de l'esprit ; alors on peut dire que, réellement, il est mort. A partir de là, même la chose la plus simple de la vie devient extraordinaire pour lui.
« C'est ainsi qu'un sorcier apprend à vivre à nouveau. Il savoure chaque instant comme si c'était le dernier. Il ne gâche pas ses efforts en se sentant insatisfait, et ne gaspille pas son énergie. Il n'attend pas d'être vieux pour réfléchir aux mystères du monde. Il s'avance, il explore, il connaît, et s'émerveille.
« Si vous voulez faire de la place pour l'inconnu, vous devez être conscients de votre extinction personnelle. Acceptez votre destinée comme un fait inévitable. Purifiez ce sentiment, devenez responsable de l'incroyable fait d'être vivant. Ne suppliez pas la mort ; elle n'est pas condescendante avec ceux qui abandonnent. Invoquez-là, conscients que vous êtes venus dans ce monde pour la connaître. Défiez-la, même en sachant que quoi que nous fassions, nous n'avons pas la moindre chance de la vaincre. Elle est aussi gentille avec le guerrier qu'elle est sans pitié avec l'homme ordinaire. »
Après sa lecture, Carlos nous donna un exercice à faire.
« Il s'agit de faire l'inventaire de tous ceux que vous aimez, ou de tous ceux pour qui ont de l'intérêt pour vous. Une fois que vous les avez classés selon le degré de sentiments que vous avez pour chacun d'entre eux, prenez-les, un par un, et passez les par la mort. »
Un murmure de consternation traversa la pièce.
D'un geste tranquillisant, Carlos ajouta :
« Ne soyez pas effrayés ! Il n'y a rien de macabre dans la mort. Ce qui est macabre est ce que nous ne pouvons affronter avec délibération.
« Vous devez faire l'exercice vers minuit, lorsque la fixation du point d'assemblage se relâche et que nous sommes plus disposés à croire aux fantômes. C'est très simple ; vous évoquerez vos êtres chers dans leur fin inévitable. Ne pensez pas à quand ou comment ils vont mourir. Prenez simplement conscience qu'un jour ils ne seront plus là. Un par un, ils s'en iront, Dieu seul sait dans quel ordre, et peu importe ce que vous essayerez de faire pour l'éviter.
« Les évoquer de cette façon ne leur fera aucun tort ; au contraire ! Vous les verrez dans une perspective appropriée. Le point de focalisation de la mort est prodigieux, il restitue les vraies valeurs de la vie. »