vendredi 9 juin 2017

Gandhi, Les pensées en action

Il arrive un moment de la vie où l’on n’a même plus besoin de déclarer publiquement ses pensées et encore bien moins de les manifester par des actes extérieurs. Les pensées agissent par elles-mêmes. Elles peuvent être douées de ce pouvoir. On peut dire de celui dont la pensée est action que son apparente inaction est sa vraie manière d’agir… C’est dans ce sens que je dirige mes efforts.

Gandhi, La voie de la non-violence, textes choisis par Krishna Kripalani, Unesco, 1958 & Gallimard, Folio, 2012, p.112.

dimanche 7 mai 2017

Florinda Donner-Grau. Les femmes rêveuses et le point de vue des sorciers.

Elle m’affirma que les origines du savoir des sorciers ne pouvaient être comprises que comme une légende. Un être supérieur, s’apitoyant sur le sort des humains (dont la vie est, comme celle des animaux, réglée autour de la nourriture et de la reproduction), leur donna la capacité de rêver et leur enseigna comment utiliser les rêves.
-Bien sûr, ajouta-t-elle, les légendes disent la vérité de manière déguisée (…) Ainsi, durant des milliers d’années, les sorciers ont eu pour tâcher de créer de nouvelles légendes, et de découvrir la vérité contenue par les anciennes. C’est alors que les rêveurs interviennent. Les femmes sont les plus douées car elles ont la capacité de se laisser aller, de s’abandonner. Celles qui m’ont appris à rêver étaient capables d’ « entretenir » deux cents rêves.
Esperanza me fixa intensément pour estimer ma réaction : j’étais totalement stupéfaite car je ne comprenais rien à ce qu’elle me racontait. Elle me précisa le sens de l’expression « entretenir un rêve ». Il s’agit de faire un rêve spécifique au sujet de soi-même, et d’avoir la possibilité d’entrer dans ce rêve dès qu’on le désire. (…)
-Les femmes sont des rêveuses exceptionnelles, m’assura Esperanza. elles ont un sens pratique inné. Et c’est primordial.

Elle avait dans les yeux tant de conviction et de sincérité que j’étais complètement sous le charme. Je n’ai pas douté d’elle un instant. (…)
Elle m’expliqua ensuite que, pour réussir un rêve de cette nature, les femmes devaient faire preuve d’une discipline de fer.
Elle se pencha vers moi et me susurra, comme si elle craignait d’être entendue :
-Par discipline de fer, je n’entends pas que les femmes s’astreignent à une routine contraignante mais qu’elles montrent au contraire une capacité à bousculer les habitudes et à ne pas faire ce qu’on attend d’elles. Elles doivent y parvenir tant qu’elles sont jeunes. Et, qui plus est, en pleine possession de leurs moyens.Souvent, les femmes commencent à s’intéresser à des sujets moins terrestres lorsqu’elles ont terminé leur vie de femme reproductrice.
(…)
- Le secret de la force d’une femme réside dans son utérus.
 (…)
-Les femmes, enchaîna-t-elle, doivent commencer par brûler leur matrice. Il ne faut pas qu’elles soient ce sol fertile destiné à recevoir la semence des hommes, selon des ordres divins (…)

-Pour pouvoir être une vraie rêveuse, j’ai dû vaincre le moi, m’expliqua Esperenza. Il n’y a rien de plus difficile. les femmes sont prisonnières de leur moi, qui les tient enfermées avec des ordres et des attentes qu’on fait peser sur elles dès la naissance; Vous savez de quoi je parle.
(...)
Esperanza reprit :
- Comme vous, j’ai été élevée par un père autoritaire et indulgent. Comme vous, je pensais que j’étais libre. Et lorsque j’ai compris le point de vue des sorciers - que la liberté ne voulait pas dire être moi-même- j’ai failli mourir. A l’époque, assumer ma féminité me prenait tout mon temps et toute mon énergie. Au contraire, les sorciers voient la liberté comme la capacité à faire l’impossible, l’inattendu, à faire un rêve sans fondement, sans rapport avec la réalité quotidienne.
Chuchotant presque, elle ajouta :
-Le savoir des sorciers, c’est tout ce qui est excitant et nouveau. Pour changer réellement et devenir une rêveuse, la femme a besoin d’imagination.
(…)
Elle précisa que les femmes rêvent avec leur utérus, oui plutôt à partir de leur utérus. C’est cela qui fait d’elles de bonnes rêveuses. Car l’utérus est le centre de notre énergie créatrice.(…)

Florinda Donner-Grau. Les portes du rêve, 1991. Traduction Laurence Minard, Editions du Rocher, 1995. Extraits pages 61-64.

dimanche 9 avril 2017

Le corps chez Tchouang-Tseu


Pour Zhuangzi, « la vie humaine est un rassemblement  de souffles dont la condensation produit la vie et la dispersion la mort ». Dans une telle perspective, le corps est une forme passagère dans laquelle l’homme doit s’efforcer de faire régner l’harmonie entre les différents souffles constitutifs de son être. Il n’entretient pas avec son corps un rapport de propriété. Il ne possède pas son corps car celui-ci « est une forme qui lui est remise par le ciel et la terre ».  Le corps n’est pas une entité distincte de l’univers  car « tous les êtres du monde ne font qu’un » et « il n’y a dans l’univers qu’un seul et unique souffle ». Ce souffle unique qui constitue  toute réalité, visible ou invisible, provient d’un même origine mystérieux : le Dao.
« La Dao, explique Zhuangzi, est ce dont les êtres émanent. Qui le perd mourra, qui le possède vivra; qui agit contre lui échouera, qui agit selon lui réussira. » (…)
Ce Dao, origine du souffle dont tout est tissé, est une entité vivante qui possède une âme propre. (…)
Le travail de base que chacun devra effectuer sur son corps sera donc, d’après Zhuangzi, d’y concentrer les souffles. Pour ce faire, il faudra surtout les laisser venir en entretenant en soi une quiétude exemplaire. C’est le conseil que le maître Guang Chengzi donnait à l’empereur Jaune dans les termes suivants : « L’essence du dao suprême, est profonde et obscure; son sommet est confus et secret. Ne regardez rien, n’écoutez rien; tenez votre esprit en poursuivant la quiétude et votre corps se rectifiera de lui-même. Il faut calme et pureté. Ne fatiguez pas votre corps. N’ébranlez pas votre essentiel. Alors vous vivrez longtemps.
Tchouang tseu (ou Zhuangzi)

Cette tranquillité intérieure, véritable retour vers l’origine dont tout jaillit, implique de plonger avec tout son être dans une recherche de l’harmonie initiale entre le côté sombre (yin) et le côté lumineux (yang) du réel. « En ce temps-là, note Zhuangzi, l’Obscurité et la Lumière s’équilibraient tranquillement, les démons et les esprits ne troublaient personne, les quatre saisons avaient trouvé leur régularité… ». Zhuangzi est convaincu qu’il existe, pour chacun, partout, à tout moment, la possibilité  de se réfugier, par l’intérieur, dans cet état d’équilibre entre le yin et le yang où les changements qui affectent l’univers ne touchent plus son intégrité extérieure. En effet ce sont les déséquilibres de ces deux principes entraînant que « les quatre saisons ne succèdent pas avec la régularité voulue et que la distribution harmonieuse du froid et du chaud ne se réalise pas, qui en viennent, en contre-partie, à blesser la structure physique de l’homme ». Pour sauver son corps et atteindre ce point d’équilibre, il est indispensable à chacun, d’apprendre à renoncer à ses désirs et à prendre distance par rapport aux différentes émotions susceptibles de troubler à tout moment son état intérieur car « le chagrin et le plaisir sont des perversions de la vertu, la joie et la colère, des débordements excessifs du dao, l’amour et la haine, des échecs de la vertu »
(...)
Pour dégager le corps du bourbier des perceptions et des émotions perturbatrices, Zhuangzi recommande la pratique de la méditation et le jeûne du coeur.
Zhuangzi définit la méditation comme étant l’art de « s’asseoir et d’oublier ». Son livre raconte que Yan Hui, le célèbre disciple préféré de Confucius, aurait annoncé à son maître les progrès qu’il avait l’impression de faire en disant successivement avoir oublié d’abord la bonté et la justice, puis ensuite, un peu plus tard, le rite et la musique; Peu après, il lui confia, tout joyeux, que finalement il était parvenu à « s’asseoir et oublier ». Confucius aurait alors demandé à son disciple : « Qu’entends-tu par t’asseoir et oublier ? » Et Yan Hui lui expliqua alors l’expression en disant « Laisser tomber membres et corps, rejeter la lumière de l’intelligence, se séparer du physique et quitter le savoir, se fonde dans la grande communication des êtres, voilà ce que j’entends par m’asseoir et oublier ».
C’est aussi dans le cadre d’une conversation entre Confucius et Yan Hui que Zhuangzi donne dans son livre une définition du « jeûne du coeur ». Cette fois-ci, c’est Yan Lui qui demande à son maître le sens de ce terme ; ce à quoi, Confucius répondit : « Parvenir à être concentré sur un seul vouloir, n’écoute plus avec les oreilles, mais écoute avec le coeur ; n’écoute plus avec le coeur, mais écoute avec le souffle. L’auditif s’arrête aux oreilles, le coeur s’arrête à la réalité imagée. Quant au souffle, c’est le vide, et il accueille les objets eux-mêmes. Seul le Dao concentre le vide. Le vide, c’est le jeûne du coeur.

(…)
Le constat initial est le suivant : l’art de suivre ce corps limité ne peut s’apprendre à partir d’un domaine aussi illimité que celui de la science et de ses théories. Toute la suite du chapitre va montrer que ce corps, aussi limité qu’il soit, peut néanmoins acquérir progressivement (...) une efficacité et une productivité exemplaires. Il peut se montrer capable de réels progrès, quelles que soient éventuellement ses difformités initiales. Il est travaillé par un désir presque bestial d’une vie se refusant à être mise en cage. Cette vie même du corps conduit, par-delà la mort, comprise comme une épreuve d’obéissance nécessaire, à l’acquisition pratique d’un savoir que le savoir ignore. (…)
Or le point de départ, remarque Zhuangzi, pour accéder à ce savoir, possédé sans le savoir par le corps, est de constater son absence, constat pratiquement expérimenté dans la fatigue puis l’épuisement et enfin la mort. Toutes nos recherches en bien ou en mal proviennent de cette même expérience initiale et sont ternies d’une erreur identique : viser par des actes physiques un résultat concret - aussi concret que la célébrité ou des châtiments - pour tenter de sortir de cette ornière dans laquelle nos corps sont engagés et les conduire ainsi au domaine apparemment illimité de la science et de l’esprit. Mais c’est tout à l’opposé que se trouve la solution. Et Zhuangzi considère que la vérité, ou autrement dit la trame qui nous sert de référence, celle qui nous dirige et qu’il s’agit de suivre, n’est pas à atteindre au-delà du corps mais dans le corps. Et les potentialités qu’elle ouvre sont autant physiques (la santé) que psychologiques (vivre pleinement), sociales (nourrir ses proches) et spirituelles (accomplir ses années jusqu’au bout).


P.-H. de Bruyn, Le taoïsme, chemins de découvertes, CNRS éditions, 2009,  p.30-36.



Le corps chez Lao-Tseu

Selon l’expérience du Daode jing, le corps est donc pour chacun le lieu privilégié d’expérience de la Puissance du Dao et aussi le principal obstacle à sa perception (…)
Laozi- Musée Dobrée - Nantes

Attentif à la réalité corporelle comme porteuse d’une vie secrète qui ne se réduit pas à elle, Laozi pose le corps idéal comme étant féminin, mystérieux réceptacle  aussi passif que tranquille d’une puissance vitale qui semble inépuisable: cette « Femelle mystérieuse (ou primitive) (...) a une ouverture d’où sortent le Ciel et la Terre; l’imperceptible filet (de l’existence) en découle indéfiniment, on y puise sans jamais l’épuiser ». Connaître par expérience cette puissance vitale secrète, mâle puissance cachée au fond de nos entrailles, exige par conséquent de conserver à son égard une attitude semblable à la poule couvant ses oeufs ou la femme enceinte portant son enfant. (…)
Très concrètement cela implique une culture du corps qui travaille dans trois directions.
La première consiste à rechercher à l’extérieur un calme permettant de faire naître un vide intérieur, ou autrement dit un espace de conscience non affecté par les perceptions, afin de dépasser ainsi la contradiction permanente entre objet perçu et objet réel. Il s’agit, comme dit Laozi au chapitre 16, de « parvenir à l’extrême du Vide pour être fermement ancré dans la quiétude, cette quiétude que donne un réel toujours égal à lui-même, malgré ses innombrables transformations, et qui libère de sensations perpétuellement changeantes.
La seconde, plus centrée sur l’intérieur, est une réduction volontaire du désir et de toutes les forces internes susceptibles de générer une action pour atteindre un effet. Laozi résume ce programme au chapitre 3 en quatre formules concentrées : « Vider son coeur, accomplir ce qu’on a dans le ventre, affaiblir sa volonté, fortifier ses os ». Le coeur et la volonté sont susceptibles de pensée et de projection - et par conséquent susceptibles d’engager le corps dans des actions finalisées -, tandis que le ventre et les os relèvent de la structure physique première et non rationnelle - celle des instincts primitifs et essentiels.
Le troisième axe suivant lequel l’enseignement de Laozi engage à travailler sur le corps est celui du comportement social. Il préconise une fuite radicale de tout conflit et prend pour exemple l’eau : « Le Bien descend d’en Haut, à la manière de l’eau; l’eau gratifie les Dix Mille Etres, sans rien disputer à personne, et séjourne aux lieux dont chacun se détourne. Ce qui est à imiter dans l’attitude de l’eau est à la fois sa souplesse et l’humilité avec laquelle elle assume la fragilité dont souffre tous les êtres  en position basse ou inférieure : « Rien au monde comme l’eau, de plus souple de plus faible, mais pour attaquer le fort, personne ne peut faire mieux. Facile à dire, moins à faire, constate d’ailleurs Laozi en disant : « Le faible vainc le fort, le souple vainc le dur, nul ne l’ignore, mais personne n’est capable de le pratiquer ». Paradoxe incarné par celui de l’eau « agissant sur » sans « agir par-dessus", « triomphant de » sans avoir « combattu contre ».  (…) C’est dans cette  souplesse que, d’après Laozi, se cacherait le secret de l’immortalité, comme le prouvent ces anciens dont l’art de vivre permettait d’échapper aux attaques de rhinocéros, de tigres et de soldats pour la simple raison que, en cas d’attaque, « le rhinocéros n’aurait pas eu où planter sa corne, le tigre pas eu où jeter sa griffe, l’arme où placer sa lame ».
Le corps est donc très présent dans la pensée de Laozi, mais c’est un corps qu’il faut travailler pour le rendre souple et transparent au point presque, dirait-on, de parvenir à l’oublier.


P.-H. de Bruyn, Le taoïsme, chemins de découvertes, CNRS éditions, 2009,  p.25-27