samedi 25 août 2012

Taisha Abelar, le corps et son double d'énergie


Clara expliqua que nous sommes convaincus qu'un dualisme existe en nous ; l'esprit est la part insubstantielle en nous, et le corps en est la part concrète. Cette division maintient notre énergie dans un état de séparation chaotique et l'empêche de s'unifier.
"Rester divisé est le lot de notre condition humaine, admit-elle. Cependant, notre division n'est pas entre l'esprit et le corps, mais entre le corps, qui héberge l'esprit ou le soi, et le double, qui est le réceptacle de notre énergie fondamentale."
Elle expliqua qu'avant la naissance la dualité imposée à l'homme n'existe pas, mais qu'à partir de la naissance les deux parties sont séparées par la force de l'intention de l'espèce humaine. Une partie se tourne vers l'extérieur et devient le corps physique ; l'autre vers l'intérieur et devient le double. A la mort, la partie la plus lourde, le corps, retourne à la terre pour être absorbée par elle, et la partie légère, le double, devient libre. Malheureusement, comme le double n'a jamais été mené à la perfection, il n'expérimente la liberté que pendant un instant, avant d'être éparpillée dans l'univers.
"Si nous mourons sans effacer notre faux dualisme du corps et de l'esprit, nous mourons d'une mort ordinaire, dit-elle.
"Comment pouvons-nous mourir autrement ?"
Clara me fixa avec un sourcil levé. Plutôt que de répondre à ma question, elle me révéla sur le ton de la confidence que nous mourons parce que la possibilité de nous transformer ne nous est pas concevable. Elle souligna que cette transformation doit être accomplie pendant la durée de notre vie, et que l'achèvement de cette tâche est le seul but que puisse avoir un être humain. Toutes les autres réalisations sont transitoires, puisque la mort les transforme en néant.
"Qu'implique cette transformation ? demandai-je.
-Elle implique un changement total. Et cela est accompli par la récapitulation : la pierre angulaire de l'art de la liberté. L'art que je vais t'enseigner est nommé l'art de la liberté. (…)
Clara affirma que chaque procédé qu'elle allait m'apprendre, chaque tâche qu'elle me dirait d'accomplir, aussi ordinaires qu'ils puissent paraître, était un pas en direction du but ultime de l'art de la liberté : le vol abstrait.
"Ce que je vais te montrer d'abord, ce sont de simples mouvements à effectuer quotidiennement, poursuivit-elle. Considère-les toujours comme une partie essentielle de ta vie.
"D'abord, je vais te montrer une respiration qui est resté secrète pendant des générations. Cette respiration reflète les forces duelles de création et de destruction, de lumière et d'obscurité, d'être et de non-être."
Elle me dit de sortir de la grotte puis, en me manipulant doucement, me fit m'asseoir, le dos arrondi, les genoux ramenés à la poitrine aussi haut que possible. En gardant les pieds au sol, je devais encercler mes mollets avec les bras et croiser fermement les mains devant les genoux ou, si je voulais, je pouvais agripper chaque coude. Elle poussa doucement ma tête en avant jusqu'à ce que mon menton touche ma poitrine.
Je devais tendre les muscles de mes bras pour empêcher mes genoux de s'écarter. Ma poitrine et mon ventre étaient contractés. Ma nuque craque lorsque je rentrai le menton.
"C'est une respiration puissante, dit-elle. Elle peut t'épuiser ou t'endormir. (…)
Clara m'enjoignit de prendre des inspirations courtes et légères. (…) Elle dit que, même si je relâchais seulement en partie la pression de mes bras, ma respiration redeviendrait normale. (…) Elle voulait que je poursuive ces respirations saccadées pendant au moins dix minutes.

(….)
Après un temps atrocement long, Clara me donna une impulsion qui me fit rouler sur le dos, sans toutefois me laisser relâcher la pression de mes bras. Je me sentis soulagée un moment lorsque mon dos toucha le sol, mais ma poitrine et mon ventre ne se détendirent que lorsqu'elle m'ordonna de dénouer mes mains et d'allonger les jambes. La seule façon de décrire ce que je ressentis serait de dire que quelque chose en moi avait été déverrouillé par cette respiration, avait été également dissous ou libéré. Comme l'avait prédit Clara, je me sentis si étourdie que je rampai à l'intérieur de la grotte et tombai endormie.

Taisha Abelar, Le passage des sorciers, voyage initiatique d'une femme vers l'autre réalité, 1992, traduction Sylvie Carteron, Seuil, 1998, p.66-69

Suzuki, Essais le Bouddhisme Zen



Le Zen est, dans son essence, l'art de voir dans la nature de son être ; il indique la voie qui mène de l'esclavage à la liberté. En nous faisant boire directement à la source de la vie, il nous libère de tous les jougs sous lesquels, créatures limitées, nous souffrons constamment. Nous pouvons dire que le Zen libère toutes les énergies accumulées normalement et naturellement en chacun de nous, et qui, dans les circonstances ordinaires, sont contractées et déformées au point de ne pouvoir trouver une voie qui leur permette d'agir. Notre corps peut être comparé à une pile électrique où réside, à l'état latent, un mystérieux pouvoir. Lorsque ce pouvoir n'est pas mis en oeuvre comme il convient, ou bien la moisissure l'envahit et il se flétrit, ou bien il se pervertit et s'exprime de manière anormale. L'objectif du Zen est donc de nous sauver de la folie et de la paralysie. C'est ce que je veux exprimer par cette liberté qui donne libre jeu à toutes les impulsions créatrices et bienfaisantes innées en  nos coeurs. Généralement nous restons aveugles à ce fait que nous sommes en possession de toutes les facultés nécessaires qui  nous rendront heureux et plein d'amour les uns pour les autres. Tous les combats que nous voyons autour de  nous proviennent de cette ignorance. Par conséquent le Zen désire que nous ouvrions un "troisième oeil", selon l'expression bouddhiste, sur cet espace que nous n'avons jamais imaginé et que nous a fermé notre propre ignorance. Lorsque le nuage de l'ignorance disparaît, l'infini des cieux se manifeste, et pour la première fois notre regard pénètre alors dans la nature de notre être. Dès lors, nous connaissons la signification de la vie, nous savons qu'elle n'est pas un effort aveugle, qu'elle n'est pas non plus le simple déploiement de forces brutales, mais que, malgré notre ignorance de son but intime exact, il existe en elle quelque chose qui nous fait éprouver une infinie béatitude à la vivre, et que le contentement subsiste à travers toute son évolution, sans nous laisser soulever des questions ou nourrir des doutes pessimistes.

Daisetz Teitaro Suzuki, Essais sur le Bouddhisme Zen (1930-1934)
Le bouddhisme Zen, purificateur et libérateur de la vie (1ère série), Albin Michel, Spiritualités vivantes, 1972, p. 11-12