lundi 18 avril 2011

Au-delà des apparences. Algernon Blackwood




L'aventure va au-devant de l'aventureux, les événements mystérieux surgissent devant ceux qui, par don d'émerveillement ou par imagination en guettent l'arrivée; mais la plupart des gens passent devant des portes entrebâillées en les croyant closes et ne prennent pas garde aux vagues frémissantes du grand rideau des apparences qui dissimule le monde des causes premières.
Il faut aux hommes une sensibilité exacerbée par des souffrances intimes exceptionnelles ou due à une tendance naturelle héritée d'un lointain passé pour leur faire prendre, bon gré mal gré, conscience d'un monde plus vaste qui se trouve là, à leur portée, et leur apprendre qu'à tout instant une combinaison fortuite d'états d'âme et de forces peut les inciter à franchir cette frontière mouvante.
Toutefois, certains hommes sont nés avec, au fond de leur coeur, cette terrible certitude et n'ont besoin d'aucun apprentissage. Jones appartenait sans aucun doute à cette élite.
Toute sa vie, il avait compris que ses sens ne pouvaient lui fournir qu'une succession plus ou moins intéressante d'apparences trompeuses; l'espace, tel que les hommes le mesurent, n'est qu'une source d'erreurs; le temps que l'horloge divise en une succession de minutes, n'est qu'une absurdité fondée sur l'arbitraire; tout ce que ses sens percevaient ne constituait, en fait, qu'une grossière image des réalités dissimulées par le rideau; il essayait sans trêve de les atteindre et il y parvenait parfois. Il avait toujours été conscient, en tremblant, de se trouver à la frontière d'une autre région où le temps et l'espace ne sont que vues de l'esprit, où les souvenirs léguées par les générations passées s'étalent en pleine lumière; où les forces sous-jacentes qui foisonnent en tout être humain sont clairement révélées, et il pouvait voir les ressorts secrets dissimulés au coeur du monde. De plus, ses fonctions d'employé de bureau dans une compagnie d'assurance contre l'incendie, qu'il remplissait scrupuleusement, ne lui permettait pas, cependant, d'oublier que derrière les murs de briques enfumées à l'abri desquelles une centaine d'hommes grattaient du papier sous des lampes électriques, il y avait une région de gloire où la partie la plus importante de son être évoluait, s'attardait, trouvait sa raison d'exister. Car, dans cette région, il croyait jouer le rôle de spectateur à l'égard de sa vie laborieuse de tous les jours, assister dans une attitude sereine au cours des événements sans être atteint, dans son âme, par les souillures, le bruit, l'agitation vulgaire du monde extérieur.
Et ce n'était pas un simple rêve poétique. Jones ne se plaisait pas à jouer à l'idéaliste dans le seul but de s'amuser. C'était chez lui une conviction vivante, effective. Il était tellement persuadé que le monde extérieur résultait d'une vaste tromperie exercée sur lui par des sens rudimentaires, qu'il lui arrivait, en contemplant un vaste bâtiment comme la cathédrale Saint-Paul, de se dire qu'il n'y aurait rien de surprenant à la voir soudain se mettre à trembler comme un amas de gelée et ensuite fondre complètement, tandis qu'à sa place se trouverait brusquement révélée une masse colorée, animée de vibrations amples et confuses, c'est-à-dire la splendeur authentique - le principe spirituel - dont elle est la représentation pétrifiée.

Algernon Blackwood, La Folie de Jones, 1907, in Le Camp du Chien, Denoël, collection "Présence du futur", traduction Jacques Parsons, 1975

mercredi 13 avril 2011

Mobiliser les ressources de l'organisme pour percevoir. Carlos Castaneda




Don Juan Matus assurait que les êtres humains, en tant qu’organismes vivants, possédaient un mode de perception prodigieux qui, malheureusement, engendrait une fausse conception des choses, une apparence trompeuse : le flux d’énergie pure qui leur parvient de l’univers en général est transformé en données sensorielles, interprétées ensuite en fonction d’un système de référence strict que les sorciers appellent la forme humaine. C’est cet acte magique d’interprétation de l’énergie pure qui suscite l’impression fausse, la conviction nourrie par les humains que leur système d’interprétation est tout ce qui existe.
Don Juan illustrait ce phénomène en prenant un exemple. Il disait que l’arbre, tel que les humains le connaissent, relève davantage de l’interprétation que de la perception. Il observait que pour établir la présence d’un arbre, tout ce dont les êtres humains ont besoin est un rapide coup d’œil qui ne leur apprend pas grand chose. Le reste est un phénomène qu’il décrivait comme l’appel de l’intention, l’intention de l’arbre ; c’est-à-dire l’interprétation de données sensorielles relatives à ce phénomène spécifique que les humains appellent arbre. Tout l’univers des hommes est, comme dans cet exemple, composé d’un répertoire sans fin d’interprétation où les sens humains jouent un rôle minimal, assurait-il. En d’autres termes, seul le sens de la vision touche l’influx énergétique qui provient de l’univers ; encore n’est-ce que de manière très sommaire. (…)

A en croire Don Juan, les shamans de l’ancien Mexique décrivaient l’intention comme une force éternelle qui imprègne tout l’univers, une force qui a conscience d’elle-même au point de répondre aux appels et aux commandements des shamans. Grâce à l’intention, ces shamans étaient capables de libérer non seulement toutes les facultés de perception, mais aussi toutes les possibilités d’action humaine. Par l’intention, ils accédaient aux modes d’expression les plus inconcevables.
Don Juan m’a enseigné que la limite des facultés de perception humaines est appelée la bande de l’homme, ce qui signifie que les possibilités humaines s’inscrivent dans une certaine étendue déterminée par l’organisme. Les frontières qui la circonscrivent ne sont pas les traditionnelles limites de la pensée organisée : elles englobent la totalité des ressources que renferme l’organisme humain. Don Juan pensait que ces ressources n’étaient jamais exploitées et qu’elles ne trouvaient pas à s’exprimer, confinées qu’elles étaient par des idées préconçues sur les limitations de l’homme, sans rapport avec son potentiel réel.
Il affirmait, de la manière la plus catégorique, que puisque l’énergie telle qu’elle est perçue lorsqu’elle circule dans l’univers se présente sous une forme qui n’a rien d’arbitraire ni d’idiosyncrasique ceux qui voient sont en présence d’expressions spontanées de l’énergie, sans interférences ni déformations imputables à l’homme. Il s’ensuit que leur perception est, en elle-même et par elle-même, la clé qui libère le potentiel humain si bien cadenassé qu’il n’entre jamais en ligne de compte. Pour y parvenir, il est indispensable de mobiliser la totalité des facultés de perception humaines.

Carlos Castaneda, Passes magiques, 1998. Editions du Rocher, 1998, traduction Emmanuel Scavée, pages 47, 49-50