samedi 7 juillet 2012

Les Nuits de Walpurgis cosmiques. Gustav Meyrink



Combien de fois n'ai-je pas commencé à chanter en toi ma chanson afin de me faire entendre de toi. Mais tu as été sourd toute ta vie. Dans l'univers entier on ne trouverait rien qui t'ait jamais été aussi proche et aussi personnel que moi, et maintenant tu me demandes qui je suis ! Il y a des hommes auxquels leur âme est devenue tellement étrangère qu'il tombent foudroyés quand vient le moment pour eux de la découvrir. Ils ne la reconnaissent pas et leur apparaît déformée et grimaçante comme une tête de Méduse ; elle prend le visage des mauvaises actions qu'ils ont accomplies et dont ils craignent en secret qu'elles aient souillé leur âme. Ma chanson, tu ne peux l'entendre que si tu la chantes avec moi. Celui qui n'entend pas le chant de son âme, c'est celui-là qui est coupable : coupable envers la vie, envers les autres, et envers lui-même.

- Que faut-il que j'entende ? Et comment l'entendrai-je ? demanda le médecin de la Cour, oubliant complètement sa stupéfaction qu'il avait devant lui un irresponsable, peut-être même un fou (…)

- Ma chanson est l'éternelle mélodie de la joie. Celui qui ne connaît pas la joie - la pureté, certitude joyeuse et gratuite - la joie gratuite du : Je suis celui qui est, qui était et qui demeure d'éternité en éternité - celui-là est un pécheur contre le Saint-Esprit (…) Celui qui entend et qui chante ce cantique de la joie abolit les conséquences de toute faute quelle qu'elle soit, et cesse d'entasser faute sur faute (…) Tu me demandes qui je suis ? La joie et le Moi ne font qu'un. (…) Le Moi le plus profond est la source originelle de la joie.
(…)
Il y en a tant qui voudraient éprouver de la joie et qui ne le peuvent pas ; alors ils accusent le monde, et le destin. (...) Les fautes qu'on a commises envers soi-même tout au long d'une existence ne peuvent se réparer en un seul court instant ! Mais celui en qui est entrée une fois la joie gratuite, la joie sans cause, celui-là a désormais la vie éternelle, parce qu'il ne fait plus qu'un avec le Moi, qui ne connaît point la mort, celui-là est dans la joie sans cesse (…) Mais la joie, il faut l'apprendre, il faut la désirer - seulement, ce que les hommes désirent, ce n'est pas la joie, mais … le motif de la joie.
(…)
- Vous trouvez donc cela extraordinaire, Excellence ? Croyez-vous sérieusement que tous les hommes qui circulent dans les rues possèdent un Moi ? Ils ne possèdent eux-mêmes rien du tout, ils sont plutôt possédés, à chaque instant, par un fantôme différent qui joue chez eux le rôle du Moi. Et n'observez-vous pas chaque jour, Excellence, que votre Moi passe dans d'autres personnes ? N'avez-vous jamais remarqué que les gens manquent d'amabilité envers vous quand vos pensées manquent d'amabilité à leur égard ?
(…)
Il ne faut pas vous étonner si le Moi que vous considérez comme le vôtre parle plus clairement par un autre que par vous-même. Malheureusement, comme presque tout le monde, vous avez été élevé dans cette erreur qui consiste à croire que le Moi c'est votre corps, vos sens, votre faculté de penser, ou Dieu sait quoi encore, et voilà pourquoi vous n'avez  plus la moindre notion de ce qu'est réellement votre Moi. Le Moi pour ainsi dire passe au travers des hommes ; c'est pourquoi nous sommes obligés de modifier toute notre manière de penser pour pouvoir nous retrouver dans le Moi propre. (…) Rassurez-vous, Excellence, si je suis ici, c'est parce que le moment est venu dans votre vie. Il y a des hommes pour lesquels il ne vient jamais. D'ailleurs, je ne suis pas un professeur, loin de là. Je suis un Mandchou.

- Vous êtes quoi ? éclata le médecin de la Cour.

- Un Mandchou. Des hauts-plateaux de la Chine. De l'"Empire du Milieu" (…) D'autre part, je ne suis nullement un mort, comme vous pourriez le penser du fait que je me sers du corps de Monsieur Zrcadlo comme d'un miroir pour vous apparaître. Bien au contraire : je suis même un … vivant. (…) L'Empire du Milieu où se trouve notre demeure c'est celui du "véritable" milieu. C'est le Centre du Monde, qui est partout. Dans l'espace infini n'importe quel point est un centre.

- Serait-il en train de se moquer de moi ? se demanda le médecin de la Cour, pris de soupçon. Si c'est vraiment un Sage, pourquoi ce langage d'étudiant ?

Un sourire imperceptible passa sur le visage de l'acteur.

- Il est bien connu, Excellence, que seuls les ignorantins affectent un ton solennel. Celui qui n'est pas capable de discerner ce qu'il y a de comique dans le faux "sérieux" que les tartuffes considèrent comme la pierre de touche de la dignité masculine ; ce genre d'homme est la victime toute désignée des enthousiasmes trompeurs faussement appelés les "idéaux de la vie". La sagesse suprême circule sous la livrée du bouffon ! (…)

Bien sûr, vous pouvez m'objecter : où que se portent nos regards, on ne voit que sang et horreurs. Mais, d'où cela provient-il ? Je vais vous le dire : dans le monde extérieur, tout repose sur la loi remarquable du signe "plus" et du signe "moins". Le "bon Dieu", dit-on, aurait créé le monde ? Vous êtes-vous jamais demandé si le monde ne serait pas plutôt le jeu du "Moi" ? Depuis que l'humanité est capable de penser, c'est chaque année par milliers que des gens se vautrent dans les délices de l'humilité - d'une fausse humilité ! Est-ce là autre chose que du "masochisme", à peine déguisé sous le couvert d'une hypocrite dévotion ? Cela, dans mon langage, c'est ce que j'appelle le signe "moins". Et ces signes "moins", accumulés au cours des âges, agissent à la manière d'un appel d'air qui fait un vide au royaume de l'invisible. Ce vide appelle un signe "plus" sadique, assoiffé de sang, générateur de souffrances - un cyclone de démons qui se servent du cerveau des hommes pour déchaîner des guerres, provoquer des meurtres et des assassinats (…)
Tout homme est un instrument, seulement il ne le sait pas. Seul le "Moi" n'est pas un instrument, il demeure dans l'Empire du Milieu, en un centre également distant du signe "plus" et du signe "moins".

(…)
Chaque année, le 30 avril, revient la Nuit de Walpurgis. Cette nuit-là, selon la croyance populaire, le peuple des fantômes est libéré de ses chaînes. Il y a aussi des nuits de Walpurgis cosmiques, Excellence !
Maintenant s'annonce une de ces nuits de Walpurgis cosmiques.
(…)
Voici de nouveau venir l'heure où il sera donné aux chiens du chasseur effréné de rompre leurs chaînes ; mais à nous aussi il est donné de rompre quelque chose : la loi suprême du silence ! (…)
C'est là  la seule raison pour laquelle je parle à Votre Excellence. C'est l'heure qui commande, cela n'a rien à voir avec un quelconque mérite personnel de votre part. (….) Pendant tout un millénaire, les nobles aïeux de Votre Excellence ont eu la prétention d'être les médecins des corps ; que diriez-vous, Excellence, de vous préoccuper maintenant un peu de la santé des âmes ?

Gustave Meyrink, La Nuit de Walpurgis, 1917, éditions du Rocher, traduit de l'allemand par A.D. Sampiéri, 1988, p.100-108

Cet ouvrage a été réédité au format poche aux éditions Flammarion collection GF