samedi 27 octobre 2012

La compréhension du monde au travers du langage

Notre grammaire, par exemple, implique notre conception de l'espace, du temps, l'idée que nous nous faisons de notre milieu, toutes choses qu'un Indien ressent différemment. Les langues indiennes, comme les sociétés indiennes, sont fortement structurées. En français, la plupart des mots rentrent dans deux catégories : les noms et les verbes. Les verbes marquent l'action, le changement, les noms l'immuable. Mais le français ne parvient pas à maintenir de limite fixe entre ces deux catégories : les mots "éclair", "flamme", "cycle", "orage" sont des noms, bien qu'ils désignent des choses de nature changeante. De même "conserver", "adhérer", sont des verbes alors qu'ils indiquent des états stables. Le français mêle les deux catégories sans raison logique. Les Hopis, au contraire, rangent les mots "orage", "éclair", "flamme", parmi les verbes, et placent tout ce qui dure dans la catégorie des noms. Les Nootkas, eux, ne font pratiquement pas de différence entre noms et verbes, ils ne s'intéressent pas au phénomène de durée. De même, bien que les Hopis distinguent avec précision les noms et les verbes, leurs verbes n'ont pas de temps (présent, passé, futur). La langue française est préoccupée par l'exactitude des temps, de même que notre culture s'attache constamment au problème du temps. Pour les Hopis, qui vivent dans un univers immuable et éternel, le temps n'a guère d'importance. La langue Hopie est par contre beaucoup plus descriptive. Les Hopis précisent dans leurs verbes la durée, le processus, si l'action dure longtemps, ou est déjà achevée, la manière dont cette action va se passer, etc. Là où nous dirions simplement : "Je le donne", un Navajo préciserait la nature de ce "le" indéfini. Le verbe indiquerait si "le" est rond et gros, large et flexible, une partie d'un tout très compact, un assemblage fragile d'objets, un tissu, ou entrant dans la catégorie "la-chose-m'est-inconnue". Le Navajo demande des informations précises tant qu'il ne s'agit pas de nuance temporelle.
(…)
Deux linguistes américains (Sapir et Whorf) ont formulé l'hypothèse selon laquelle la langue est ce qui modèle les idées, et donc est plus qu'un simple instrument de traduction de ces idées. L'homme, selon eux, ne vit pas dans l'ensemble du monde, mais seulement dans une partie de ce monde : la partie que son langage lui permet de connaître. "C'est une illusion de croire que l'on saisit la réalité sans l'aide du langage, et que le langage est simplement un moyen de résoudre des problèmes de communication ou de réflexion. Le "monde réel" est dans une grande mesure construit sur des habitudes de langue. Il n'existe pas deux langues semblables suffisamment semblables pour qu'on puisse les considérer comme exprimant la même réalité. Les mondes dans lesquels différentes sociétés vivent sont des mondes distincts, et non un seul et même monde sur lequel des étiquettes différentes seraient collées" (Sapir, 1949).
Sapir ne prétend pas qu'une langue donne naissance à une pensée. Il insiste simplement sur le fait qu'il y a interaction entre langue et culture.
Serge Bramly, Terre sacrée, 1974. Réédition Albin Michel, Espaces libres, 1992, p.28-30