dimanche 9 avril 2017

Le corps chez Tchouang-Tseu


Pour Zhuangzi, « la vie humaine est un rassemblement  de souffles dont la condensation produit la vie et la dispersion la mort ». Dans une telle perspective, le corps est une forme passagère dans laquelle l’homme doit s’efforcer de faire régner l’harmonie entre les différents souffles constitutifs de son être. Il n’entretient pas avec son corps un rapport de propriété. Il ne possède pas son corps car celui-ci « est une forme qui lui est remise par le ciel et la terre ».  Le corps n’est pas une entité distincte de l’univers  car « tous les êtres du monde ne font qu’un » et « il n’y a dans l’univers qu’un seul et unique souffle ». Ce souffle unique qui constitue  toute réalité, visible ou invisible, provient d’un même origine mystérieux : le Dao.
« La Dao, explique Zhuangzi, est ce dont les êtres émanent. Qui le perd mourra, qui le possède vivra; qui agit contre lui échouera, qui agit selon lui réussira. » (…)
Ce Dao, origine du souffle dont tout est tissé, est une entité vivante qui possède une âme propre. (…)
Le travail de base que chacun devra effectuer sur son corps sera donc, d’après Zhuangzi, d’y concentrer les souffles. Pour ce faire, il faudra surtout les laisser venir en entretenant en soi une quiétude exemplaire. C’est le conseil que le maître Guang Chengzi donnait à l’empereur Jaune dans les termes suivants : « L’essence du dao suprême, est profonde et obscure; son sommet est confus et secret. Ne regardez rien, n’écoutez rien; tenez votre esprit en poursuivant la quiétude et votre corps se rectifiera de lui-même. Il faut calme et pureté. Ne fatiguez pas votre corps. N’ébranlez pas votre essentiel. Alors vous vivrez longtemps.
Tchouang tseu (ou Zhuangzi)

Cette tranquillité intérieure, véritable retour vers l’origine dont tout jaillit, implique de plonger avec tout son être dans une recherche de l’harmonie initiale entre le côté sombre (yin) et le côté lumineux (yang) du réel. « En ce temps-là, note Zhuangzi, l’Obscurité et la Lumière s’équilibraient tranquillement, les démons et les esprits ne troublaient personne, les quatre saisons avaient trouvé leur régularité… ». Zhuangzi est convaincu qu’il existe, pour chacun, partout, à tout moment, la possibilité  de se réfugier, par l’intérieur, dans cet état d’équilibre entre le yin et le yang où les changements qui affectent l’univers ne touchent plus son intégrité extérieure. En effet ce sont les déséquilibres de ces deux principes entraînant que « les quatre saisons ne succèdent pas avec la régularité voulue et que la distribution harmonieuse du froid et du chaud ne se réalise pas, qui en viennent, en contre-partie, à blesser la structure physique de l’homme ». Pour sauver son corps et atteindre ce point d’équilibre, il est indispensable à chacun, d’apprendre à renoncer à ses désirs et à prendre distance par rapport aux différentes émotions susceptibles de troubler à tout moment son état intérieur car « le chagrin et le plaisir sont des perversions de la vertu, la joie et la colère, des débordements excessifs du dao, l’amour et la haine, des échecs de la vertu »
(...)
Pour dégager le corps du bourbier des perceptions et des émotions perturbatrices, Zhuangzi recommande la pratique de la méditation et le jeûne du coeur.
Zhuangzi définit la méditation comme étant l’art de « s’asseoir et d’oublier ». Son livre raconte que Yan Hui, le célèbre disciple préféré de Confucius, aurait annoncé à son maître les progrès qu’il avait l’impression de faire en disant successivement avoir oublié d’abord la bonté et la justice, puis ensuite, un peu plus tard, le rite et la musique; Peu après, il lui confia, tout joyeux, que finalement il était parvenu à « s’asseoir et oublier ». Confucius aurait alors demandé à son disciple : « Qu’entends-tu par t’asseoir et oublier ? » Et Yan Hui lui expliqua alors l’expression en disant « Laisser tomber membres et corps, rejeter la lumière de l’intelligence, se séparer du physique et quitter le savoir, se fonde dans la grande communication des êtres, voilà ce que j’entends par m’asseoir et oublier ».
C’est aussi dans le cadre d’une conversation entre Confucius et Yan Hui que Zhuangzi donne dans son livre une définition du « jeûne du coeur ». Cette fois-ci, c’est Yan Lui qui demande à son maître le sens de ce terme ; ce à quoi, Confucius répondit : « Parvenir à être concentré sur un seul vouloir, n’écoute plus avec les oreilles, mais écoute avec le coeur ; n’écoute plus avec le coeur, mais écoute avec le souffle. L’auditif s’arrête aux oreilles, le coeur s’arrête à la réalité imagée. Quant au souffle, c’est le vide, et il accueille les objets eux-mêmes. Seul le Dao concentre le vide. Le vide, c’est le jeûne du coeur.

(…)
Le constat initial est le suivant : l’art de suivre ce corps limité ne peut s’apprendre à partir d’un domaine aussi illimité que celui de la science et de ses théories. Toute la suite du chapitre va montrer que ce corps, aussi limité qu’il soit, peut néanmoins acquérir progressivement (...) une efficacité et une productivité exemplaires. Il peut se montrer capable de réels progrès, quelles que soient éventuellement ses difformités initiales. Il est travaillé par un désir presque bestial d’une vie se refusant à être mise en cage. Cette vie même du corps conduit, par-delà la mort, comprise comme une épreuve d’obéissance nécessaire, à l’acquisition pratique d’un savoir que le savoir ignore. (…)
Or le point de départ, remarque Zhuangzi, pour accéder à ce savoir, possédé sans le savoir par le corps, est de constater son absence, constat pratiquement expérimenté dans la fatigue puis l’épuisement et enfin la mort. Toutes nos recherches en bien ou en mal proviennent de cette même expérience initiale et sont ternies d’une erreur identique : viser par des actes physiques un résultat concret - aussi concret que la célébrité ou des châtiments - pour tenter de sortir de cette ornière dans laquelle nos corps sont engagés et les conduire ainsi au domaine apparemment illimité de la science et de l’esprit. Mais c’est tout à l’opposé que se trouve la solution. Et Zhuangzi considère que la vérité, ou autrement dit la trame qui nous sert de référence, celle qui nous dirige et qu’il s’agit de suivre, n’est pas à atteindre au-delà du corps mais dans le corps. Et les potentialités qu’elle ouvre sont autant physiques (la santé) que psychologiques (vivre pleinement), sociales (nourrir ses proches) et spirituelles (accomplir ses années jusqu’au bout).


P.-H. de Bruyn, Le taoïsme, chemins de découvertes, CNRS éditions, 2009,  p.30-36.



Le corps chez Lao-Tseu

Selon l’expérience du Daode jing, le corps est donc pour chacun le lieu privilégié d’expérience de la Puissance du Dao et aussi le principal obstacle à sa perception (…)
Laozi- Musée Dobrée - Nantes

Attentif à la réalité corporelle comme porteuse d’une vie secrète qui ne se réduit pas à elle, Laozi pose le corps idéal comme étant féminin, mystérieux réceptacle  aussi passif que tranquille d’une puissance vitale qui semble inépuisable: cette « Femelle mystérieuse (ou primitive) (...) a une ouverture d’où sortent le Ciel et la Terre; l’imperceptible filet (de l’existence) en découle indéfiniment, on y puise sans jamais l’épuiser ». Connaître par expérience cette puissance vitale secrète, mâle puissance cachée au fond de nos entrailles, exige par conséquent de conserver à son égard une attitude semblable à la poule couvant ses oeufs ou la femme enceinte portant son enfant. (…)
Très concrètement cela implique une culture du corps qui travaille dans trois directions.
La première consiste à rechercher à l’extérieur un calme permettant de faire naître un vide intérieur, ou autrement dit un espace de conscience non affecté par les perceptions, afin de dépasser ainsi la contradiction permanente entre objet perçu et objet réel. Il s’agit, comme dit Laozi au chapitre 16, de « parvenir à l’extrême du Vide pour être fermement ancré dans la quiétude, cette quiétude que donne un réel toujours égal à lui-même, malgré ses innombrables transformations, et qui libère de sensations perpétuellement changeantes.
La seconde, plus centrée sur l’intérieur, est une réduction volontaire du désir et de toutes les forces internes susceptibles de générer une action pour atteindre un effet. Laozi résume ce programme au chapitre 3 en quatre formules concentrées : « Vider son coeur, accomplir ce qu’on a dans le ventre, affaiblir sa volonté, fortifier ses os ». Le coeur et la volonté sont susceptibles de pensée et de projection - et par conséquent susceptibles d’engager le corps dans des actions finalisées -, tandis que le ventre et les os relèvent de la structure physique première et non rationnelle - celle des instincts primitifs et essentiels.
Le troisième axe suivant lequel l’enseignement de Laozi engage à travailler sur le corps est celui du comportement social. Il préconise une fuite radicale de tout conflit et prend pour exemple l’eau : « Le Bien descend d’en Haut, à la manière de l’eau; l’eau gratifie les Dix Mille Etres, sans rien disputer à personne, et séjourne aux lieux dont chacun se détourne. Ce qui est à imiter dans l’attitude de l’eau est à la fois sa souplesse et l’humilité avec laquelle elle assume la fragilité dont souffre tous les êtres  en position basse ou inférieure : « Rien au monde comme l’eau, de plus souple de plus faible, mais pour attaquer le fort, personne ne peut faire mieux. Facile à dire, moins à faire, constate d’ailleurs Laozi en disant : « Le faible vainc le fort, le souple vainc le dur, nul ne l’ignore, mais personne n’est capable de le pratiquer ». Paradoxe incarné par celui de l’eau « agissant sur » sans « agir par-dessus", « triomphant de » sans avoir « combattu contre ».  (…) C’est dans cette  souplesse que, d’après Laozi, se cacherait le secret de l’immortalité, comme le prouvent ces anciens dont l’art de vivre permettait d’échapper aux attaques de rhinocéros, de tigres et de soldats pour la simple raison que, en cas d’attaque, « le rhinocéros n’aurait pas eu où planter sa corne, le tigre pas eu où jeter sa griffe, l’arme où placer sa lame ».
Le corps est donc très présent dans la pensée de Laozi, mais c’est un corps qu’il faut travailler pour le rendre souple et transparent au point presque, dirait-on, de parvenir à l’oublier.


P.-H. de Bruyn, Le taoïsme, chemins de découvertes, CNRS éditions, 2009,  p.25-27