mercredi 19 janvier 2011

Antonin Artaud. Le Peyotl : ouvrir la conscience


Jamais un Européen n’accepterait de penser que ce qu’il a senti et perçu dans son corps, que l’émotion dont il a été secoué, que l’étrange idée qu’il vient d’avoir et qui l’a enthousiasmé par sa beauté n’était pas la sienne, et qu’un autre a senti et vécu tout cela dans son propre corps, ou alors il se croit fou et de lui on serait tenté de dire qu’il est devenu un aliéné. Le Tarahumara au contraire distingue systématiquement entre ce qui est de lui et ce qui est de l’Autre dans tout ce qu’il pense, sent et produit. Mais la différence entre un aliéné et lui c’est que sa conscience personnelle s’est accrue dans ce travail de séparation et de distribution interne, auquel le Peyotl l’a conduit, et qui renforce sa volonté. S’il semble savoir beaucoup mieux ce qu’il n’est pas que ce qu’il est, en revanche il sait ce qu’il est et qui il est beaucoup mieux que ce que nous savons nous-mêmes ce que nous sommes et ce que nous voulons. « Il y a, dit-il, dans tout homme un vieux reflet de Dieu où nous pouvons encore contempler l’image de cette force d’infini qui un jour nous a lancés dans une âme et cette âme dans un corps et c’est à l’image de cette Force que le Peyotl nous a conduits parce que Ciguri nous rappelle à lui"
(…)
Le Peyotl ramène le moi à ses sources vraies. Sorti d’un état de vision pareille on ne peut plus comme avant confondre le mensonge avec la vérité. On a vu d’où l’on vient et qui l’on est, et on ne doute plus de ce que l’on est. Il n’est plus d’émotion ni d’influence extérieure qui puisse vous en détourner (…) le Peyotl c’est L’HOMME non pas né, mais INNÉ (…). [La conscience] sait ce qui est bon pour elle et ce qui ne lui vaut rien : et donc les pensées qu’elle peut accueillir sans danger et avec profit, et ceux qui sont néfastes pour l’exercice de sa liberté.
(…)
Or il y a une chose que les prêtres du Peyotl au Mexique m’ont aidé à remarquer et que le peu de Peyotl que j’ai pris a ouverte dans ma conscience. C’est que c’est dans le foie humain que se produit cette alchimie secrète et ce travail par lequel le moi de tout individu choisit ce qui lui convient, l’adopte ou le rejette parmi les sensations, les émotions, les désirs, que l’inconscient lui forme et qui composent ses appétits, ses conceptions, ses croyances vraies, et ses idées. C’est là que le Je devient conscient et que son pouvoir d’appréciation, de discrimination organique extrême se déploie. Parce que c’est là que Ciguri travaille à séparer ce qui existe de ce qui n’existe pas. Le foie semble donc être le filtre organique de l’Inconscient.
J’ai trouvé des idées métaphysiques semblables dans les œuvres des vieux Chinois. Et d’après eux le foie est le filtre de l’inconscient mais la rate est le répondant physique de l’infini. Cela d’ailleurs est une autre question.
Mais pour que le foie puisse remplir sa fonction il faut au moins que le corps soit bien nourri.


Antonin Artaud, Le rite du Peyotl chez les Tarahumaras, 1943, in Les Tarahumas, Gallimard, 1971, collection Idées/Gallimard, 1978, extraits pages 19, 31 et 33

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