Dans le récit qu’ils firent de leurs aventures, ni Teigue ni ses compagnons ne purent jamais indiquer précisément l’endroit de l’océan où ils avaient franchi les limites du monde des mortels pour entrer dans le royaume des fées. La frontière de celui-ci était en effet incertaine et mouvante. Ils remarquèrent cependant que le passage avait eu lieu lorsque le coracle avait perdu le cap et qu’il était devenu impossible de s’orienter. Autre détail caractéristique, cela s’était produit au cours d’une tempête, sorte de chaos en miniature. Le monde des fées étant en un sens l’antithèse du monde des mortels relevait tout naturellement de l’indéterminé et de l’indéfinissable. Une faille dans l’ordre habituel des choses constituait un passage entre les deux mondes. Malgré les efforts louables de l’esprit humain, notre monde était alors plein de mystères. Ce n’était pas seulement leur ignorance de la géographie qui effrayait les mortels de ces temps reculés. Il y avait de plus grand mystères encore : dans l’espace et le temps qui leur étaient familiers s’ouvraient des brèches donnant sur un ailleurs où les lois humaines n’avaient aucun sens.
Aussi les mortels s’attachaient-ils à trouver une définition pour tout. Comme une chose peut-être décrite par ce qu’elle n’est pas, le monde était alors considéré sous son aspect dualiste. On ne retenait par exemple des saisons que l’hiver, période où la nature s’endort, et l’été, durant lequel la terre donne des fruits. De même le jour alternait-il avec la nuit.
Mais qu’en était-il des moments qui ne peuvent être définis ni par une chose ni par son contraire ? Comment décrire avec précision l’aube et le crépuscule, qui ne sont ni le jour ni la nuit ? Ou les nuits séparant une saison d’une autre ? Celle de Samain, le 31 octobre (veille de la Toussaint), ou de Beltan, le 30 avril (veille du 1er mai) ? Au cours de ces nuits pleines d’enchantements et de prodiges, toutes les règles du monde ordinaire étaient suspendues et le chaos régnait, tandis que s’ouvraient plus librement les portes donnant sur un autre monde.
Il en allait de même pour l’espace : les humains ont éprouvé le besoin de le définir du mieux possible. Ils l’ont divisé en pays, en comtés, en communes ; ils ont élevé des châteaux avec leurs remparts et des fermes avec des clôtures, délimitant ainsi les étendues de terre sur lesquelles ils vivaient. L’importance des lignes de démarcation était telle que dans toute l’Europe avait lieu au printemps une cérémonie au cours de laquelle toutes les délimitations concernant une région donnée étaient redéfinies, parfois en fouettant les limites d’un territoire avec des baguettes de coudrier et parfois en fouettant de jeunes garçons se tenant sur lesdites limites, en signe de transmission d’un savoir d’une génération à une autre. Mais qu’en était-il des lignes de démarcations elles-mêmes : les rivières servant de frontières naturelles, le rivage d’une mer, les berges d’un lac, le gué d’un cours d’eau, les carrefours, les clôtures, les murs et les seuils ? Lieux « intermédiaires » par définition, elles constituaient une voie d’accès au pays de féerie. Aussi avait-on l’esprit en alerte lorsqu’on se trouvait à l’un de ces « points de jonction », tant spatiaux que temporels, car d’étranges rencontres y étaient possibles. Les âmes des défunts erraient librement, croyait-on.
In Les mondes enchantés, les elfes et les fées, éditions Time-Life, Amsterdam, 1984 , pp.21-22
Aussi les mortels s’attachaient-ils à trouver une définition pour tout. Comme une chose peut-être décrite par ce qu’elle n’est pas, le monde était alors considéré sous son aspect dualiste. On ne retenait par exemple des saisons que l’hiver, période où la nature s’endort, et l’été, durant lequel la terre donne des fruits. De même le jour alternait-il avec la nuit.
Mais qu’en était-il des moments qui ne peuvent être définis ni par une chose ni par son contraire ? Comment décrire avec précision l’aube et le crépuscule, qui ne sont ni le jour ni la nuit ? Ou les nuits séparant une saison d’une autre ? Celle de Samain, le 31 octobre (veille de la Toussaint), ou de Beltan, le 30 avril (veille du 1er mai) ? Au cours de ces nuits pleines d’enchantements et de prodiges, toutes les règles du monde ordinaire étaient suspendues et le chaos régnait, tandis que s’ouvraient plus librement les portes donnant sur un autre monde.
Il en allait de même pour l’espace : les humains ont éprouvé le besoin de le définir du mieux possible. Ils l’ont divisé en pays, en comtés, en communes ; ils ont élevé des châteaux avec leurs remparts et des fermes avec des clôtures, délimitant ainsi les étendues de terre sur lesquelles ils vivaient. L’importance des lignes de démarcation était telle que dans toute l’Europe avait lieu au printemps une cérémonie au cours de laquelle toutes les délimitations concernant une région donnée étaient redéfinies, parfois en fouettant les limites d’un territoire avec des baguettes de coudrier et parfois en fouettant de jeunes garçons se tenant sur lesdites limites, en signe de transmission d’un savoir d’une génération à une autre. Mais qu’en était-il des lignes de démarcations elles-mêmes : les rivières servant de frontières naturelles, le rivage d’une mer, les berges d’un lac, le gué d’un cours d’eau, les carrefours, les clôtures, les murs et les seuils ? Lieux « intermédiaires » par définition, elles constituaient une voie d’accès au pays de féerie. Aussi avait-on l’esprit en alerte lorsqu’on se trouvait à l’un de ces « points de jonction », tant spatiaux que temporels, car d’étranges rencontres y étaient possibles. Les âmes des défunts erraient librement, croyait-on.
In Les mondes enchantés, les elfes et les fées, éditions Time-Life, Amsterdam, 1984 , pp.21-22
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