dimanche 6 juin 2010

L'alchimie taoïste de Gustav Meyrink, les Immortels volants





"Celui qui est devenu la cime d’un arbre, et qui porte consciemment en lui l’homme primordial qui est la racine, celui-là s’incorpore consciemment à cette communauté en passant par le martyre, c’est-à-dire : « La dissolution du cadavre et de l’épée"
Le secret de cette opération fut révélé jadis à des milliers et des milliers dans la Chine de l’Antiquité, mais il ne nous en est parvenu que des bribes.
Ecoute, par exemple.
Il y a certaines transmutations qu’on appelle Schi-kiai, c’est-à-dire la dissolution des épées. La dissolution du cadavre est la condition dans laquelle le corps du défunt devient invisible, tandis que lui-même est promu à l’immortalité.
Dans certains cas, le corps ne perd que la pesanteur, ou bien il conserve les apparences de la vie. Dans la dissolution des épées, le corps disparaît et il est remplacé dans le cercueil par une épée.
Telles sont les armes magiques destinées à l’heure du dernier combat.
Ces deux dissolutions constituent un art que les êtres plus avancés sur la voie communiquent aux disciples favorisés.
La tradition dit, dans le Grand Livre de l’Epée :
Il arrive, dans la dissolution du cadavre, que l’homme, une fois mort, revienne à la vie. Il arrive que la tête, sectionnée, reparaisse d’un côté. Il arrive que l’enveloppe subsiste, mais sans les os.
Les hauts d’entre les délivrés reçoivent, mais n’agissent pas ; les autres disparaissent en plein jour avec leurs cadavres. Ils peuvent devenir des « Immortels volants ».
(…)
"Mais maintenant je vais te parler du secret de la main, du secret du souffle et de la lecture du livre couleur de cinabre.
Ce livre est dit couleur de cinabre parce que, selon une croyance chinoise qui remonte à la plus haute antiquité, c’est la couleur des vêtements des Parfaits qui demeurent sur terre pour le salut de l’humanité.
De même qu’un homme ne peut comprendre le sens d’un livre s’il se contente de le tenir à la main ou de la feuilleter, sans le lire, de même le déroulement de son existence ne lui est d’aucun profit tant qu’il n’en a pas compris le sens ; les événements se succèdent comme les feuilles d’un livre : il les voit apparaître et disparaître, et à la dernière est écrit le mot : Fin
Il ne sait même pas que le livre continue à se rouvrir indéfiniment jusqu’à ce qu’il ait fini pour apprendre à lire.
Et, tant qu’il n’a pas appris cela, la vie demeure pour lui un jeu sans profit, où se mêlent joies et douleurs.
Mais lorsqu’enfin il commence à comprendre les paroles de vie qui y sont écrites, alors s’ouvrent les yeux de son esprit, qui commence à respirer et lire avec lui.
C’est là le premier degré sur la voie de la dissolution du cadavre, car le corps n’est autre chose que de l’esprit coagulé ; il se dissout quand l’esprit commence à s’éveiller, comme de la glace plongée dans l’eau commence à fondre si l’eau se met à bouillir.
Le livre de la destinée prend pour chacun toute sa signification dans la racine ; mais les lettres dansent une folle sarabande pour celui qui ne prend pas la peine de les déchiffrer tranquillement l’une après l’autre dans l’ordre où elles se trouvent.
C’est le cas des violents, des cupides, des ambitieux, des puritains, de ceux qui sont atteints du virus de vouloir façonner leur destinée autrement que la mort l’a prescrit dans le livre.
Mais celui qui ne se soucie plus de feuilleter, de voir défiler les pages, qui ne s’en fait plus une joie et ne s’en fait plus un souci, mais s’efforce en lecteur attentif d’en comprendre le sens mot par mot, devant celui-là s’ouvre aussitôt un livre de la destinée plus haute, jusqu’à ce qu’enfin, en tant qu’Elu, il trouve devant lui le Livre couleur de cinabre qui recèle tous les secrets.
C’est la seule voie qui permette de s’évader de la geôle du destin ; toute autre méthode n’est qu’une lutte angoissante et vaine dans le nœud coulant de la mort.
Les plus pauvres en cette vie sont ceux qui ne savant plus qu’il existe une liberté au-delà de la geôle, pareils à des oiseaux nés en cage qui, abondamment nourris, ont désappris à voler."

Gustav Meyrink, Le Dominicain blanc, Editions du Rocher, 1986, traduction A.D. Sampieri, pp.123-126.


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