samedi 8 octobre 2011

Faire et Non Faire. Carlos Castaneda



« Les choses ne sont réelles que quand on a appris à accepter leur réalité. »
Le monde, qui n’est qu’une représentation, se maintient par le dialogue intérieur. Sans cesse, nous nous parlons à nous-mêmes, entretenant ainsi notre représentation, celle que nous avons apprise : « Pour Don Juan, la réalité de notre vie quotidienne réside en un continuel flot d’interprétation perceptuelles que nous, ceux qui partagent une adhésion spécifique, avons appris à faire. »
Ainsi, le « monde » n’est qu’une simple représentation, qui devient description « puisque nous pensons à propos de tout », et que nous regardons comme nous pensons. La description qu’on nous a donnée devient ainsi perception lorsque nous y prêtons attention, et notre attention est toujours dirigée vers elle. L’attention est la clé de toutes choses. « Ce rocher, sur lequel nous sommes assis, est un rocher parce que nous avons été contraints à lui accorder notre attention en tant que rocher. » Le rocher est « ainsi », et perçu ordinairement par tous de la même façon, parce que tous nous lui prêtons le même genre d’attention, et cette attention dépend de la description qui nous a été donnée.
La mémoire est ainsi évidemment l’autre clef de la perception : nous ne faisons que nous souvenir, nos perceptions ne sont que souvenirs, et notre mémoire est sélective. Nous prêtons uniquement attention aux choses qui entrent dans la description apprise – c’est-à-dire nous censurons spontanément nos sensations -, description à laquelle nous ajoutons spontanément foi, n’ayant aucun moyen, avant d’aborder une autre description, de lui échapper. Et c’est le rôle de la raison de contraindre à interpréter le monde de façon étroite et sélective : elle constitue ainsi un « moule » par lequel nous « créons » l’univers.


Ainsi, par rapport au monde immédiat, notre perception est toujours en défaut. Elle est très lente, relative et partiale. Or, comme nous le verrons, nous ne sommes que perception, et, en dernier lieu, attention. Les choses ne sont comme nous les croyons que parce que nous les croyons comme nous les pensons. Notre « a priorisme » est le fruit de notre servilité à l’égard de la description donnée. (…) Le monde se conforme à la description que nous donne notre pensée : en outre, la « foi » nous fait défendre notre représentation et nous donne le sentiment erroné de vérité : ce qui constitue notre « faire ». « Ce rocher, dit Don Juan, est un rocher à cause du « faire ». « Faire est ce qui rend ce rocher rocher et ce buisson buisson. » Ainsi, « le monde est le monde parce que tu connais le « faire » impliqué en le rendant tel. » Sans ce « faire », rien ne serait plus familier pour nous. » « Faire » implique une série d’éléments qui permettent son fonctionnement. Si un élément vient à faire défaut, le « faire » s’écroule. (…) Une faille, et le « faire », créateur de la structure, s’écroule. Cela s’appelle folie pour l’homme ordinaire. Mais pour le guerrier, le "faire » doit être détruit très méthodiquement, car son dessein n’est ni la « folie », ni la mort. Ainsi la raison n’est pas à bannir en tant que « raison raisonnante » mais en tant qu’attention au seul monde ordinaire : elle ne doit pas être brisée, mais déplacée : son hégémonie doit cesser.
Tout l’enseignement des sorciers, dit Don Juan, amène à « stopper le monde », c’est-à-dire à arrêter le dialogue intérieur. « Stopper le monde », c’est une technique grâce à laquelle le monde tel que nous le connaissons doit s’écrouler. (…)
Stopper le monde, c’est donc arrêter de le « faire », c’est-à-dire de le fabriquer sans cesse en se parlant à soi-même, en se disant toujours ce que sont les choses. C’est par conséquent annihiler le primat de la raison en se référant au corps, au « Sentiment » qui dit ce que sont les choses bien mieux que la raison ; c’est par conséquent faire écrouler la notion de « vérité » comme critère suprême. Rien ne repose sur rien, et le guerrier prend le contre-pied de l’attitude de l’homme ordinaire : il transforme le « faire » en « ne pas faire », le monde limité et mesquin en monde incommensurable et mystérieux.
Une des techniques qu’enseigne Don Juan pour « stopper le monde », est une marche spéciale, qui consiste à troubler sa vision en ne posant son regard sur rien de précis, et en prêtant attention à ses bras, en courbant ses doigts de façon inaccoutumée. La raison, ainsi saturée d’informations, doit renoncer à son contrôle. Ainsi « ne pas faire », « stopper le monde », c’est mettre la perception dans une impasse. Quand la raison ne peut plus contrôler les informations, elle doit s’effacer. Donner une autre description que celle accoutumée, à laquelle l’apprenti adhère, aboutit à faire stopper le monde par celui-ci. Se persuader d’un autre « faire », par exemple se dire qu’on est tout le contraire de ce qu’on a toujours pensé de nous-même, c’est se rendre compte que les deux « faire » sont des mensonges, qu’ils sont irréels, et que prendre l’un d’eux pour articulation de la vie n’est qu’un gaspillage de temps, parce que la chose réelle est l’être qui doit mourir. Parvenir à cet être est le « ne pas faire » du « soi ». Ainsi le « ne pas faire » est le seul moyen de parvenir au sentiment impérieux de notre propre mort. (…)
Il va de soi que ce n’est pas une nouvelle « croyance ». La raison peut aisément « croire », c’est-à-dire, si elle se sent menacée de destruction, accorder du crédit, et ainsi intégrer le « ne pas faire » dans son « faire ». Mais « la raison se débine lorsqu’elle se trouve en dehors de ses étroites limites. » Le monde ne s’écroule que lorsque le guerrier est au pied du mur : ce pourquoi la stratégie du maître s’emploie à berner sa raison. « En lui présentant des situations impensables mais réelles, auxquelles l’apprenti ne peut faire face, il l’oblige à se rendre compte que sa raison, aussi merveilleuse soit-elle, ne peut rendre compte de tout. » Ainsi, notre perception dépend de ce que nous nous attendons à voir, puisque la raison pose elle-même le problème, qui contient déjà la solution. Lorsque la perception est inattendue et n’entre dans aucun cadre prévu, la raison perd son contrôle. En d’autres termes, le monde se conforme à nos habitudes, et donc nous prenons nos habitudes pour le monde. « Lorsqu’un guerrier parvient à interrompre son dialogue intérieur, tout devient possible ; les combinaisons les plus farfelues deviennent possibles. »

Bernard Dubant, Michel Marguerie, Castaneda. La voie du Guerrier, 1981, Guy Trédaniel, 2e édition, 1988, pp. 47-52.

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